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Conjurer l’effondrement démocratique annoncé

[Tribune] C’est une chose de savoir que notre temps présent est exposé à toutes les fluctuations et disruptions d’un ordre mondial à bout de souffle, c’en est une autre que de vivre ici et maintenant la menace d’un effondrement démocratique.

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Joseph Mallord William Turner - Snow Storm - Steam-Boat off a Harbour's Mouth
Joseph Mallord William Turner – Snow Storm – Steam-Boat off a Harbour’s Mouth

On pourra dire que c’est d’abord une manière d’exercer le pouvoir, des promesses non tenues, des questions non traitées qui sont sanctionnées. On pourra écouter les historiens dire que les Français aiment à aller jusqu’au bout des crises pour mieux les surmonter. Il n’en demeure pas moins que plus du tiers des citoyens d’un pays éduqué, informé, ouvert sur le monde et sa complexité, et notamment son urgence écologique, qui donnent leur voix à des démagogues qui oscillent entre la stratégie du déni et celle de l’instrumentalisation de la panique, cela provoque désarroi et colère.

Pour autant, le fatalisme et le repli ne sont pas des options viables. On ne peut ni fuir cette crise – elle est partout – ni s’extraire de ses conséquences – elle affecte l’ensemble de notre rapport au monde. On ne peut pas davantage attendre qu’elle passe, car il n’y aura plus de lendemains heureux possibles, voire de lendemains tout court, si l’action nécessaire pour sauver le monde du réchauffement climatique et de l’extinction de la biodiversité n’est pas entreprise dans les plus brefs délais, à la plus large échelle, et de la manière la plus juste et la plus inclusive possible.

Le corps électoral peut se tromper tragiquement dans les forces auxquelles il confie son destin, il ne se trompe pas sur le caractère existentiel des maux qui l’affectent. Pour que la démocratie survive à cette crise, il faut donc qu’elle se réinvente en profondeur, à la fois comme intelligence partagée et comme mode d’action renouvelé dans un siècle de toutes les urgences.

« Les partis d’extrême-droite et la presse aux ordres des firmes transnationales hostiles à toute transition vers la durabilité n’ont peur que d’une chose, c’est que la prise de conscience citoyenne de la vulnérabilité du monde de l’anthropocène ne débouche sur une demande irrépressible de régulation et de réencastrement de l’activité économique dans un ordre écologique et social viable et désirable. »

Pierre Cornu

Le monde de l’anthropocène a ceci de particulier que les signaux d’alerte sur l’intégrité du Système Terre y sont parfaitement audibles, mais à travers des systèmes complexes de traduction des données brutes et d’analyse d’effets retardés (pour les pollutions et les enjeux sanitaires notamment), sans que les citoyens puissent les relier aisément à la responsabilité directe d’acteurs économiques ou politiques.

Quant à ces derniers, qui disposent, eux, de tous les éléments pour évaluer les conséquences à court, moyen et long termes de leurs décisions, ils manquent trop souvent de courage et de sens des responsabilités pour assumer leurs erreurs et oser les choix qui permettraient de les corriger ou, du moins, de ne pas ajouter au désastre.

Dans ce contexte, il est facile pour les propagandistes du déni et de la panique, au service d’eux-mêmes ou d’intérêts constitués, soit de rejeter les évidences encombrantes en générant ignorance, confusion et controverses, soit de détourner vers des boucs émissaires, intérieurs comme extérieurs aux sociétés qu’ils espèrent manipuler, la colère légitime des populations contre le délitement de leur cadre de vie et la ruine de leurs espérances.

On l’a bien vu dans la campagne pour les élections européennes : les partis d’extrême-droite et la presse aux ordres des firmes transnationales hostiles à toute transition vers la durabilité n’ont peur que d’une chose, c’est que la prise de conscience citoyenne de la vulnérabilité du monde de l’anthropocène ne débouche sur une demande irrépressible de régulation et de réencastrement de l’activité économique dans un ordre écologique et social viable et désirable. Dès lors, tout est bon pour semer la division, la méfiance, la confusion des sentiments et des idées. Non sans succès, hélas !

C’est en effet un douloureux paradoxe de notre temps présent que plus le monde se révèle fragile, et plus nous sommes enclins à nous en remettre à la force brute ; plus il se révèle complexe et rétif à tout contrôle, et plus nous sommes tentés par le simplisme des remèdes universels. Ce n’est pourtant pas en perdant la raison que nous corrigerons les excès du rationalisme. Et ce n’est pas non plus en laissant libre court à l’expression de la haine et du mensonge que nous sauverons nos libertés.

« Prisonniers volontaires d’Etats autoritaires qui nous vendront leur « sécurité » contre le renoncement à toute fraternité. »

Pierre Cornu

Malgré tout, les outils sophistiqués de manipulation de masse qui permettent de conquérir le pouvoir sur une parcelle de terre ne peuvent servir à l’exercer dans un temps historique caractérisé par des défis qui exigent l’union de toutes les nations, de tous les savoirs et de toutes les ressources.

On le voit avec l’exemple des régimes illibéraux qui se multiplient sur la planète, ce n’est que par la répression et la propagande qu’ils peuvent faire croire qu’ils maîtrisent les choses, quand ils cherchent seulement à garder pour leurs cliques les revenus toxiques du pillage des entrailles de la Terre et de l’exploitation du travail. Les bouleversements du climat, l’épuisement des terres, la montée des mers, les risques pandémiques ne se commandent pas par le verbe, et ils se jouent des frontières, si bétonnées soient-elles.

Ironie de l’histoire, c’est à l’heure où nous sommes en passe de devenir tous des réfugiés sur notre propre planète que l’on nous pousse à affirmer notre droit à nous barricader – prisonniers volontaires d’Etats autoritaires qui nous vendront leur « sécurité » contre le renoncement à toute fraternité. Cela ne nous empêchera pas d’être atteints, les uns après les autres, par l’air, l’eau et le feu que nous avons transformés en forces destructrices du vivant.

Que nous est-il donc permis d’espérer dans ce contexte ? D’abord, ce que nous rendrons possible par la somme de nos engagements. L’avenir n’est pas écrit, il est à réinventer. Mais seuls, avec nos inquiétudes comme avec nos fragiles certitudes, nous ne sommes rien. La complexité du monde anthropocène n’est pas une figure de style, elle est une réalité vertigineuse.

Évolutions non linéaires, temporalités déphasées, rétroactions systémiques de toutes sortes, créent un monde qui échappe à notre intuition comme à nos savoirs acquis. Un président qui avait cru que son agilité intellectuelle, son volontarisme, sa bonne étoile lui suffiraient à tenir ensemble l’équilibre vermoulu de nos institutions et de nos régulations sociales et économiques héritées du passé, est en train d’en faire l’amère expérience.

Sans corps intermédiaires, sans contre-pouvoirs, le champ politique est réduit à une lutte de tous contre tous arbitrée par les intérêts constitués. De la même manière, la déontologie de l’information, l’intégrité de la recherche scientifique, l’universalité de l’accès à l’éducation et aux biens communs matériels et immatériels, sont des conditions indispensables et aujourd’hui menacées de toute vie civique éclairée.

« Cabossées, isolées, dévaluées par l’évolution maladive du capitalisme tardif, nos vies nous apparaissent à la fois comme le dernier bien à défendre, et comme ne valant pas mieux, justement, qu’une lutte pour la vie. »

Pierre Cornu

Pour espérer reconstruire une démocratie, non plus seulement dans les limites anciennes du contrat social, mais dans une conception de ce dernier élargie à la technique et au vivant, il nous faut toutefois d’abord soigner ses protagonistes, en acceptant de regarder avec lucidité la dimension morale de l’époque, et la tentation du renoncement et du reniement que prend la crise politique actuelle. Héritiers de l’imaginaire du progrès, nous avons appris à nous juger nous-mêmes par l’apparence de prospérité, de puissance, de raffinement de nos cités.

Rebutés par l’image saturée, violente et disharmonieuse que le monde nous renvoie de notre action sur lui, nous ne savons plus comment prendre soin de nous-même et du monde, et nous nous déchirons pour le seul avantage d’une aristocratie finissante qui n’a plus d’autre projet que de consumer nos dernières ressources. Cabossées, isolées, dévaluées par l’évolution maladive du capitalisme tardif, nos vies nous apparaissent à la fois comme le dernier bien à défendre, et comme ne valant pas mieux, justement, qu’une lutte pour la vie.

Comment réapprendre à prendre soin de nous-mêmes et de la cité anthropocène ? Tout d’abord, en nous rendant capables de réunifier connaissance et action dans une discipline collective fondée sur un certain nombre de vertus oubliées dans le règne de l’efficience et de la performance : celles de la fiabilité, de la loyauté, de la responsabilité comme forces de résistance à la désagrégation du lien social et de nos connexions à la nature.

Dans un temps de violentes fluctuations, c’est d’endurance et de constance que l’on a besoin ; non pas bornées et aliénées, mais instruites et réflexives. On ne reconstruira pas un contrat social et naturel en divisant et en détruisant, mais en intégrant et en bâtissant, dans de nouvelles formes de délibération démocratique ouvrant sur une réunification du souci de soi et d’autrui dans le partage du commun.

Ce n’est pas en quelques jours que ces défis seront relevés, et nous aurons sans doute de durs moments à vivre. Mais l’effondrement de la démocratie n’est pas écrit, il est en notre pouvoir de le conjurer.

Vous pouvez également retrouver cette tribune lue par Valérie Disdier sur Radio Anthropocène ici.


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