Gérard Marignier lève la tête et contemple, mélancolique, l’imposant bâtiment au croisement de l’impasse Flesselles et de la rue Ornano, dans les pentes de la Croix-Rousse (Lyon 1er). Devant lui, une porte gris-bleu surplombée d’une inscription en mosaïque bleue et ocre : « bains-douches entrée ». Le lieu est fermé depuis 2016.
Le retraité habitant à la Croix-Rousse, ex-membre du « Collectif bains-douches », s’était mobilisé pour maintenir le lieu ouvert. Il se désole encore de sa disparition. « Son utilité était réelle », soupire-t-il.
Depuis sa fermeture, seuls les bains-douches Delessert sont encore en activité à Lyon, dans le 7ème arrondissement. L’établissement enregistre une hausse d’activité depuis 2020, et devient donc « insuffisant pour couvrir le besoin des publics les plus fragiles », écrit la Ville de Lyon dans un communiqué. Le collectivité prévoit d’ouvrir un deuxième établissement dans l’ancienne école maternelle Gilibert (Lyon 2e) à l’horizon 2027.
Les anciens bains-douches Flesselles doivent eux se transformer en « un tiers-lieu des solidarités », selon le souhait de la mairie du 1er arrondissement. Une réhabilitation loin de satisfaire Gérard Marignier. Il désigne d’un geste las les rues alentour et explique que la fermeture du lieu pose, encore aujourd’hui, des enjeux de santé publique. « Il y a toujours des gens qui dorment dans leurs voitures pas loin et qui ont besoin de bains douches », explique-t-il.
Les bains-douches à Lyon, vestiges d’un passé ouvrier et sans salle de bains
Ce sont les mêmes préoccupations qui expliquent la construction de tels lieux, notamment à Lyon, dans les années 1920-30. Les bains-douches s’inscrivent dans la continuité de la charte de l’hygiène publique de 1902, une loi qui rassemble des mesures d’assainissement et de lutte contre les maladies contagieuses.
Nadine Halitim-Dubois, chercheuse à l’Inventaire général du patrimoine culturel de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, a réalisé un inventaire des bains-douches et lavoirs publics à Lyon. S’appuyant sur les travaux de Stéphane Frioux, elle écrit dans un article de mars 2023, que « Lyon a été un pôle de l’hygiénisme en France au cours de la première moitié du XXe siècle. »
« Une prise de conscience s’effectue peut-être lors du conseil municipal du 24 décembre 1923, où l’adjoint au maire de Lyon Antoine Charial alerte sur la situation sanitaire des quartiers ouvriers de la ville et la nécessité de créer des bains-douches », ajoute-elle.
Ce sont donc sept établissements municipaux qui sont construits à Lyon entre 1929 et 1934, date de construction de celui de l’impasse Flesselles, par les architectes Robert V. A., J. Marin et A. Chollat. Ils sont à l’origine fréquentés par la population ouvrière du quartier qui réside à quelques minutes à pied, dans l’ancienne cité d’habitation à bon marché (HBM, l’équivalent des HLM d’aujourd’hui) du Clos Jouve.
« Les bains-douches sont conçus et vécus, dans les logements à bon marché, comme les meilleures solutions d’hygiène du plus grand nombre au début du XXe siècle, avant l’apparition de la salle de bain individuelle », explique Nadine Halitim-Dubois. Ce « passé sans salles de bains » a même duré jusque dans les années 1970 dans le quartier ouvrier de Gerland, renchérit-elle.
Un élément de patrimoine aussi historique que social
Les bains-douches Flesselles sont un autre vestige de l’architecture typique des années 1930, tout comme les écoles primaire et maternelle Victor-Hugo et la salle municipale Paul-Garcin, situées tout près.
Construits dans les pentes de la Croix-Rousse, les bains-douches Flesselles en tirent l’une de leurs particularités. La grande cheminée en briques de 35 mètres de hauteur est invisible pour les passant·es situé·es à l’entrée des bains, contrairement aux autres bains-douches où ce système de chaufferie est bien visible. « Les gens ne savent même pas qu’il y a cette cheminée derrière », notifie Nadine Halitim-Dubois.
Le bâtiment n’a pas été inclus dans l’aire de valorisation de l’architecture et du patrimoine (AVAP), « malgré sa réelle valeur urbaine et patrimoniale », écrit-elle dans son article. Il est tout de même intégré dans le périmètre de l’UNESCO et englobé dans la zone de protection de l’école Martinière. Tous les projets prévus sur l’édifice doivent ainsi passer par l’architecte des bâtiments de France.
Outre son « architecture remarquable », c’est aussi un élément de « patrimoine social », décrit Nadine Halitim-Dubois. Avec ses 18 douches et 6 bains côté femmes et 24 douches et 6 bains côté hommes, les bains-douches Flesselles sont un lieu où se tissent de véritables liens sociaux.
Au moment où elle réalise son étude, au début des années 2000, la chercheuse remarque que le public des bains est « très hétérogène ». S’y croisent des personnes sans domicile fixe mais aussi des habitant·es du quartier, « des jeunes, des retraités, des personnes de passage à Lyon, des travailleurs pauvres, et une population étrangère », énumère-t-elle.
« S’intéresser à ce lieu, c’est aussi rendre compte des inégalités sociales et genrées que traverse l’espace public urbain, surtout les espaces de bain », note la chercheuse.
Un document municipal datant de 2016 indique que le public des bains-douches Flesselles reste majoritairement constitué d’hommes seuls, sans domicile fixe, âgés en moyenne de 55 à 75 ans.
L’utilité « très actuelle » des bains-douches
Pour Nadine Halitim-Dubois, le travail d’inventaire aura en tous cas « permis de faire sortir de l’oubli ces établissements et d’en montrer leur utilité très actuelle ».
Une utilité que le Collectif bains-douches, auquel Gérard Marignier appartenait, avait tenté de faire valoir. Ses membres avaient rédigé une pétition pour s’opposer à la fermeture de l’établissement et organisé une manifestation qui avait rassemblé près de 400 personnes.
« À la suite de la manifestation, on nous avait promis la tenue d’une réunion publique. Mais cela ne s’est jamais fait », regrette encore aujourd’hui Gérard Marignier. Alors maire de Lyon, Gérard Collomb (PS, puis En Marche) avait exclu toute négociation possible, lors d’un conseil municipal du 18 janvier 2016.
Le collectif avait été soutenu par la maire d’arrondissement de l’époque, Nathalie Perrin Gilbert (Gram/Front de gauche), qui s’était opposée aux arguments de la Ville en faveur de la fermeture du lieu. Parmi eux, la vétusté du site mais aussi des chiffres de fréquentation pas assez rentables. En 2014, un total de 8 900 personnes s’étaient rendues à Flesselles (soit une moyenne de 30 à 40 personnes par jour).
Un argument inaudible pour Gérard Marignier, « surtout pour une municipalité qui pourrait y mettre les moyens », fustige-t-il. Pour lui, conserver l’utilité originelle de ces lieux aurait pris tout son sens dans un quartier « où l’on trouve encore quelques appartements sans salle de bains, où des personnes vivent à la rue et/ou dans des squats », notifie celui qui est aussi membre du collectif soutiens/migrants Croix-Rousse.
Pourquoi ne pas rouvrir les bains-douches de la Croix-Rousse ?
Forcément, quand on lui parle du futur projet de « tiers-lieu des solidarités », Gérard soupire. « C’est pour nous balader ça ! Il y a toujours une idée productive derrière, de mettre en gestion un lieu pour récupérer un loyer », s’agace-t-il.
Interrogée par Rue89Lyon sur le futur projet, Yasmine Bouagga (EELV), maire du 1er arrondissement, tempère. « On maintient la vocation sociale mais aussi de bien-être du lieu. Nous avons la volonté d’avoir un lieu qui accueille un large public, mixte, et qui ne soit pas stigmatisant en n’étant destiné qu’aux populations précaires », explique-t-elle.
Même si Yasmine Bouagga concède que « politiquement, rouvrir les bains douches aurait été un symbole fort », la maire admet s’être rendue à l’évidence après consultation d’expert·es, notamment du CCAS.
« Au vu de sa localisation dans les pentes, de la difficulté d’accessibilité et de la complexité de mettre ce bâtiment aux normes pour les personnes à mobilité réduite (PMR), il est improbable qu’on puisse rouvrir un service pour l’accès à l’hygiène », déclare Yasmine Bouagga. Selon elle, le CCAS envisagerait donc un autre lieu plus proche des transports en commun.
Le site de Flesselles est, en outre, en cours de dépollution en raison de la présence d’amiante et de plomb, du temps où une salle de tir occupait le deuxième étage. Actuellement, une compagnie artistique et de théâtre occupe les anciens lavoirs publics, juste à côté des bains-douches. La maire tient à rassurer, cette partie du bâtiment restera un lieu de création et d’émergence artistique, après le départ de l’équipe actuelle. Un appel à candidature pour l’occupation des lieux sera publié en juin.
Voilà qui devrait, en partie, rassurer Gérard Marignier qui nous montre en souriant l’affiche présentant l’espace artistique, accolée sur la porte des anciens lavoirs. Il hausse vaguement les épaules, regarde une dernière fois l’imposant bâtiment à la porte gris-bleu, puis replace son béret sur sa tête avant de redescendre la pente de l’impasse Flesselles.
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