Monsieur A doit sa vie à des chips. Entreposés sur une palette, des paquets apéritifs ont amorti la chute de cet intérimaire qui travaillait en juin 2021 à refaire l’étanchéité du toit d’un entrepôt de la zone industrielle de Corbas, à l’est de Lyon.
Après plusieurs mois d’enquête, un PV a été dressé par un inspecteur du travail. Rue89Lyon a pu le consulter. Il établit que ce travailleur était employé sur une toiture sans respect des règles de sécurité : la société aurait dû mettre en place des protections collectives ou individuelles. Elle aurait également dû mettre en place un autre calendrier pour les travaux.
C’est par une ouverture recouverte d’une simple protection de plastique mou que monsieur A a chuté de six mètres en tentant de retenir une brouette de 35 kg remplie du vieux revêtement bitumeux qu’il devait retirer.
Dans cette affaire, comme dans d’autres accidents du travail graves, l’inspecteur du travail a retenu ce qu’on nomme l’élément « intentionnel ». Celui-ci est constitutif d’un délit car, ici, il y a « manquement à une obligation de sécurité prévue par la loi ».
Malgré tout, le parquet de Lyon a classé l’affaire sans suite pour prescription, empêchant la victime d’obtenir justice sur un plan pénal. Monsieur A ne s’est jamais remis de ses cinq blessures. Il a depuis été reconnu travailleur handicapé. Des cas comme celui-ci sont malheureusement extrêmement fréquents.

Travail à Lyon : 75 % des PV de l’inspection du travail finissent aux oubliettes
Rue89Lyon a pu consulter le fichier « suivis transmission parquet » de la Direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités du Rhône (DDETS, soit la fusion de la Direccte et de la DDCS qui chapeaute l’inspection du travail depuis 2021). Ce qui en ressort est éloquent sur le traitement des affaires liées au droit du travail.
Sur la période allant de 2017 à 2022, près de 75 % des PV de l’inspection du travail du Rhône connaissent des « suites inconnues » ou sont classés sans suite. Dans le détail : sur les 603 PV dressés par des inspecteurs et inspectrices du Rhône sur la période, 70 sont classés sans suite (soit 11,7%).
380 PV (soit 63%) connaissent des « suites inconnues ». Autrement dit : ces PV peuvent attendre une décision du parquet, connaître encore des actes d’enquête ou bien avoir fait l’objet d’un classement sans suite, non transmis à la DDETS. On note également 94 « alternatives aux poursuites ». Dans ce chiffre, on trouve la transaction pénale (en clair, l’employeur paye pour éviter de passer par la case justice). Au final, moins d’un PV sur dix (9,2%) aboutit à une condamnation.
Il faut préciser que quelles que soient les suites pénales réservées au PV, les victimes peuvent toujours se faire indemniser au niveau civil par le pôle social du tribunal judiciaire.
Accidents du travail à Lyon : la palme du déni de justice pour le Rhône
L’explication ne tient pas à la piètre qualité des PV de l’inspection du travail. Sur cette période 2017-2022, on ne compte que trois relaxes. Selon plusieurs sources à la DDETS, la problématique porte sur le tri effectué par le parquet de Lyon qui laisse dormir des procédures durant de longues années, ou les classe sans suite.
Au quotidien, les inspecteurs du travail font l’expérience de cette politique pénale qui ne se limite pas au Rhône et dure depuis au moins une vingtaine d’années.
En 2008, la Direction générale du Ministère du travail (DGT) avait mis en place un Observatoire des suites pénales des PV dressés par l’inspection du travail. Quelques chiffres avaient été communiqués par le magazine spécialisé Santé et Travail. Sur 29 000 PV dressés de 2004 à 2009 sur le plan national, 60 % des suites étaient inconnues.
Depuis, cet observatoire a été mis en veilleuse, au grand dam des organisations syndicales de l’inspection du travail. Récemment, à la suite des Assises du ministère du Travail et de l’Emploi qui se sont déroulées en juin 2022, ces mêmes organisations syndicales ont demandé à la DGT de « relancer » cet observatoire. Pas de réponse.
Alors, en attendant, les syndicats posent des chiffres et des analyses, département par département, pour sérier le problème. Rue89Lyon a eu accès à des données compilées par la CGT. On y apprend qu’en Seine-Saint-Denis, deux-tiers des PV relevés en matière d’accidents du travail ou de santé/sécurité ont été « classés sans suites » ou sont toujours « en enquête ». Dans le Bas-Rhin, entre 2012 et 2019, 51 % des PV toutes infractions confondues ont été « classés sans suite » ou sont « En attente ».
De ces remontées, il apparaît, pour le moment, que le Rhône détient la palme avec son taux de 75%.
Or, cela ne va pas en s’arrangeant. Dans le département, les syndicats CGT et CNT ont analysé les six dernières années en deux périodes où l’on constate une dégradation de la situation : le taux de PV qui connaissent soit des « suites inconnues » (aucun acte d’enquête effectué) soit des classements sans suite passe de 71 % pour la période 2017-2019 à 78 % pour la période 2020-2022. On régresse.
Une question de politique pénale
Comment expliquer que, dans le Rhône, 75 % des PV n’aboutissent pas à un procès ? Contacté par Rue89Lyon, le procureur de la République de Lyon n’a pas donné suite à nos questionnements.
Un silence qui n’est pas vraiment une surprise, puisque le parquet de Lyon communique de moins en moins sur son activité en matière de droit du travail. Plusieurs inspecteurs du travail nous disent ne pas avoir d’explications en direct avec un représentant du parquet, malgré leurs demandes.
Nous avons pu avoir accès à plusieurs compte-rendus de réunions entre, notamment, la cheffe du pôle Travail de la DDETS du Rhône et les vice-procureurs en charge du travail.
Une des explications principales mises en avant sur les classements sans suite demeure la prescription. Voici un extrait d’une retranscription de la réunion du 4 octobre 2022, qu’a consulté Rue89Lyon, où le parquet présente sa manière de trier les procès-verbaux qu’il reçoit. Attention, cet extrait « brut » est un peu technique et pas très littéraire :
« Le parquet de Lyon se fonde sur le code pénal, en distinguant les ITT [interruption temporaire de travail, ndlr] inférieures à 3 mois des autres (…). Simple imprudence [quand « l’intentionnalité » n’est pas retenue, ndlr. Lire notre encadré à ce propos] : article R.625-2 du code pénal : contraventions de la 5e classe. Délai prescription 1 an. Manquement délibéré : article 222-20 du code pénal : 1 an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Délai prescription 6 ans ».
Traduisons : le parquet de Lyon poursuit sur la base du code pénal et non sur celle du code du travail. Sauf que… Ce dernier est plus avantageux pour le salarié. Il est donc perdant dans l’affaire.
Romain Carton (nom d’emprunt), inspecteur du travail et représentant CGT à la DDETS du Rhône, décrypte :
« C’est un choix politique assumé par le parquet alors que la simple poursuite sur la base de l’article L.4741-1 du code du travail, sanctionnant toutes les infractions à la santé et sécurité au travail, permet d’avoir un délai de prescription de six ans. »
Or, l’appréciation de ce délai de prescription est fondamental pour le devenir de l’affaire du salarié. Les enquêtes menées sur les lieux de travail sont généralement complexes et nécessitent plusieurs mois pour déboucher sur la rédaction d’un PV par l’inspecteur ou l’inspectrice du travail, vu la charge de travail qui leur incombe.
Les incohérences du parquet
Le raisonnement est complexe. Pour l’illustrer, Gilles Gourc, inspecteur du travail et représentant CNT, cite deux affaires de même nature. Dans les deux cas, il s’agit d’accidents du travail graves, des ouvriers victimes de chutes. Pourtant, le traitement qui leur est réservé diffère :
« Le premier PV a été classé sans suite sous prétexte de prescription. L’autre a donné lieu à une condamnation en première instance, confirmée en appel.
Pourtant, sur la forme juridique, il n’y a aucune différence entre les deux procédures : deux accidents du travail avec ITT inférieures à trois mois.
« La comparaison de ces deux procédures montre toute cette mascarade utilisant de pseudo arguments juridiques. Dans les deux cas, les procédures ont été transmises après un an, dans les deux cas, l’ITT est inférieure à 3 mois. C’est juste une question de politique pénale. »
Il ajoute :
« On a le sentiment que le parquet veut nous appliquer des critères d’intentionnalité propres à la petite et moyenne délinquance sur les biens et les personnes comme un vol de scooter ou une agression dans la rue. Mais cette grille de lecture propre à la petite délinquance ne correspond pas à la délinquance en col blanc ».
Pour les syndicats, une « justice de classe » en marche
Reprenant le constat dressé par les différents participants des Assises du ministère du travail, la CGT et la CNT de l’inspection du travail du Rhône qualifient de « justice de classe » la politique pénale en matière de droit du travail à Lyon comme ailleurs.
Cette analyse est complétée par l’avocate spécialisée en droit du travail, Karine Thiébault :
« L’explication de cette situation est sans doute l’insuffisance de magistrats et particulièrement de procureurs », commente-t-elle.
Selon les derniers chiffres de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), la France compte 3,2 procureurs pour 100 000 habitants, soit le plus faible nombre de tous les pays du Conseil de l’Europe. En moyenne, ces états comptent 11,8 magistrats… Cela alors même que les procureurs français sont en charge d’un plus grand nombre de missions, selon l’avocate.
« Le manque de moyens alloués à la justice conduit à une appréhension sélective de la délinquance : on ne peut pas tout traiter donc on va sélectionner les violations de la loi qui méritent une réponse pénale. Un gouvernement libéral comme le nôtre privilégie des valeurs sécuritaires et laisse de côté la protection de l’ordre public social », commente-t-elle.

La victime laissée de côté
Cette politique pénale laisse les victimes sur le bord de la route, selon l’avocate :
« Au sein de mon cabinet, nous suivons deux dossiers d’accident du travail survenus en 2020 et 2021 dans le ressort du parquet de Lyon. Des enquêtes ont été initiées et sont encore en cours. Nous écrivons au parquet pour savoir ce qui a été fait et quel est le résultat des investigations menées sans jamais recevoir la moindre réponse. C’est terrible pour les victimes qui désespèrent et en viennent même à douter de la justice et de leur propre avocat ».
Quand une réponse pénale est apportée, elle présente de plus en plus la forme d’une transaction pénale – autrement dit un accord financier entre l’administration du travail, le parquet et l’employeur – ou autres alternatives aux poursuites. La CGT et la CNT ont comparé deux périodes : 2017 – 2019 et 2020 – 2022. Résultat, on passe de 39 à 55 alternatives aux poursuites, soit une augmentation de 41 %.
Cette transaction pénale met également de côté la victime pour Gilles Gourc, représentant de la CNT.
« En cas de transaction pénale, la victime est exclue. Or, le procès est le moment où on écoute enfin la victime, rappelle-t-il. Indépendamment du niveau de sanction, c’est une reconnaissance de son statut. Le procès a également une valeur d’exemplarité pour des patrons qui ne se vivent jamais comme délinquants ».
Une audience spécifique pour l’inspection du travail
Au-delà d’une augmentation du nombre d’inspecteurs et d’inspectrices du travail et d’une meilleure communication entre le parquet et la DDETS, les organisations syndicales demandent la mise en place d’une politique pénale « réellement dissuasive parce que les patrons ne doivent pas être au-dessus des lois ».
Plus précisément, à Lyon, CGT et CNT souhaitent notamment la mise en place d’une audience réservée à leurs PV une fois par mois pour que les dossiers « ne finissent pas toujours en bas de la pile » et pouvoir « organiser la représentation de nos services à l’audience ».
Actuellement, selon le représentant CGT de l’inspection du travail, Romain Carton, seulement un ou deux dossiers par mois arrivent devant la 7e chambre économique et financière du tribunal judiciaire de Lyon. Ils sont noyés parmi les affaires de fraudes à l’Urssaf ou aux allocations sociales.
« Comme on l’a vu notamment en Saône-et-Loire, une audience particulière a tendance à ouvrir les vannes. S’il y a une audience dédiée, le procureur va la remplir et va donc moins trier en amont ».
« La problématique des suites pénales contribue aussi au mal-être des agents de contrôle »
Le 13 mars dernier, dans une lettre ouverte adressée au directeur de la DDETS du Rhône, la CGT tire les conclusions de cette politique pénale sur les agents :
« La problématique des suites pénales données aux procédures des agents de contrôle contribue aussi au mal-être de bon nombre d’entre nous. Ne signifie-t-elle pas in fine que notre travail ne sert à rien ? »
Romain Carton précise :
« C’est très violent pour les collègues. Alors que les directives de la direction nous disent de réaliser 100 contrôles par an, on a le sentiment que deux-tiers de notre temps de travail ne sert à rien ».
Gilles Gourc conclut :
« Cela participe à une perte de sens du métier. Derrière nos PV, il y a des salariés, des victimes. On sait les vies brisées quand nos procédures n’aboutissent pas à un procès ».
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