C’est l’aboutissement de près de 14 ans de procédure. Ce jeudi 8 février, la Cour Européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu sa décision sur la « garde-à-vue » à ciel ouvert du 21 octobre 2010 sur la place Bellecour (Lyon 2e), aussi appelée la première « nasse » de France. Elle a estimé que l’État avait « méconnu les libertés de circulation et de réunion pacifique ». La France a été condamnée par la CEDH à verser solidairement 1714,28 euros aux requérants.
Dans le détail, la Cour a estimé que la nasse de Bellecour « était nécessaire pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes ou aux biens », mais que « le recours par les forces de l’ordre à la technique de l’encerclement n’était pas, à la date des faits, « prévu par la loi ». » Depuis décembre 2021, la France s’est doté d’un nouveau schéma de maintien de l’ordre, qui encadre la pratique.
Pour Me Patrick Spinosi, avocat des requérants, la décision de la CEDH est un garde-fou sur le fameux « maintien de l’ordre à la française », souvent sous le feu des critiques. Et particulièrement sur la technique de la nasse, qui consiste à confiner une foule dans un espace restreint, en empêchant toute sortie.
« C’est la reconnaissance que (l’encerclement de Bellecour) était illicite. Toutes les nasses organisées pendant le mouvement des Gilets jaunes étaient contraires aux libertés fondamentales. Il y avait une sorte d’impunité totale de police avec cette technique, elle est désormais réglementée « , se félicite-t-il.
Le 21 octobre 2010, une « garde-à-vue » à ciel ouvert à Lyon
Pour comprendre l’importance de cette décision, il faut revenir près de 14 ans en arrière, en plein conflit sur la réforme des retraites (une autre que la version 2023). Le jeudi 21 octobre 2010, après cinq jours de scènes d’émeutes dans le centre-ville de Lyon, le préfet du Rhône de l’époque, Jacques Gérault, prend la décision de boucler la place Bellecour.
De 12 h à 19 h, quelque 700 personnes sont enfermées à ciel ouvert. « On ne savait pas si quelque chose de grave s’était passé, on ne comprenait pas », se souvient Françoise Chalons, membre du Collectif du 21 octobre. Ce jour-là, la militante est dans une voiture de la CGT-Vinatier. Elle se retrouve bloquée sur la place.
Le dispositif mis en place par le Directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) consiste en effet à séparer ceux considérés par les autorités comme « casseurs » de la place Bellecour des manifestants qui devaient se retrouver place Antonin Poncet, à 14 heures, pour marcher en direction de la place Guichard. Une véritable « souricière » pour reprendre Olivier Cahn, professeur en droit privé et sciences criminelles. Dans un livre co-écrit avec le sociologue Fabien Jobard, il s’inquiète :
« Cette opération appelle la critique à deux égards. Par l’atteinte aux principes de nécessité et de proportionnalité dans l’usage de la coercition, elle est peu compatible avec les exigences du code (de procédure) pénal(e) et de la Convention européenne des droits de l’homme. »
L’expérience laisse un goût amer aux militants. Selon Françoise Chalons, nombre sont ceux qui ne reviendront pas, traumatisés par cette expérience. La France vient de connaître sa première « nasse ». Elle en connaîtra d’autres. Pour que cette situation ne se banalise pas, une quinzaine d’organisations de gauche se réunissent dans le collectif du 21 octobre, en juillet 2011. S’en suit une longue bataille judiciaire. Tout d’abord, ils déposent une plainte avec constitution de partie civile. Puis, après une ordonnance de non-lieu prise en 2017 par les juges d’instruction, le Collectif fait appel via leur avocat, Bertrand Sayn.
Nasse de la place Bellecour : une interminable bataille judiciaire
Dans un arrêt rendu le 25 octobre 2018, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Lyon ordonne le renvoi vers un nouveau juge d’instruction du DDSP (Directeur Départemental de la Sécurité Publique) du Rhône, Albert Doutre et du préfet du Rhône, Jacques Gérault qui étaient en poste en 2010 lors des faits.
Le juge d’instruction a ordonne la mise en examen pour « privation de liberté illégale par personne dépositaire de l’autorité publique » et « entrave à la liberté de manifester » du préfet et du DDSP de l’époque.
Le premier pas vers une victoire ? Oui et… Non. Le 5 mars 2020, la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Lyon confirme le non-lieu pris par les juges d’instruction de première instance. Mais le collectif ne lâche pas. L’avocat Patrick Spinosi attaque alors cet arrêté en cassation.
« La reconnaissance que les critiques contre les forces de l’ordre étaient légitimes »
Le collectif dépose aussi une question prioritaire de constitutionnalité concernant le vide juridique entourant le maintien de l’ordre. Ces mesures n’aboutissent pas, selon Françoise Chalon. Reste une dernière étape : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
La requête du cabinet de Maître Spinosi est déposée en 2022. Jugée recevable le 3 mai 2022, la Cour a pris deux ans pour l’étudier. Elle a finalement abouti à la décision de ce jeudi 8 février. Un soulagement pour l’avocat.
« Cette décision est la reconnaissance rétroactive que toutes les critiques portées à l’encontre des forces de l’ordre étaient légitimes. Ce n’est pas neutre. Cette décision cherche à garantir l’Etat de droit : la CEDH ne prive pas l’administration de l’usage de la nasse, mais elle l’encadre. »
La France va-t-elle prendre le pli, avec cette épée de Damoclès au dessus de la tête ? Si elle ne remet pas en cause le maintien de l’ordre à la française, la CEDH vient d’adresser à l’État un carton jaune.
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