Des champs de ruine ?
L’alimentation dérive de l’agriculture. Elle en est le produit, le fruit d’un travail et d’une attention portée par des hommes et des femmes qui consacrent leur quotidien à l’impératif de nourrir leurs concitoyens. Et l’agriculture a connu des mutations majeures : en un demi-siècle, les progrès liés à la mécanisation, à la recherche agronomique et à l’industrie chimique ont transformé le paysage français, et les pratiques agricoles qui lui sont liés. Dès 1967, Henri Mendras annonçait « la fin des paysans ».
Soumis à l’impératif de nourrir le pays et de construire la souveraineté alimentaire française, ils sont devenus agriculteurs et chefs d’entreprise et se sont ouverts aux règles du marché européen, puis mondial. Quelques chiffres suffisent à brosser le panorama de l’état de notre agriculture. Alors qu’on comptait 2,5 millions d’exploitants agricoles en 1955 ; ils ne sont plus 500 000 en 2020. Corollaire de cette évolution : le nombre d’exploitations diminue et la taille des parcelles augmente.
Des mondes agricoles en crise
Mais le modèle « productiviste » est aujourd’hui en crise et le monde agricole avec lui. Enfin, un certain monde, puisque les agriculteurs français connaissent aujourd’hui des destins variés, motivant par là même l’usage de « mondes » au pluriel. Ces mondes opposent les petites exploitations familiales du bocage normand, aux grands propriétaires céréaliers de la Beauce, en passant par les vignerons du Bordelais et les maraichers drômois. Contrastés – comme les terroirs qu’ils travaillent – ces destins agricoles sont aujourd’hui confrontés à un destin commun : une baisse des rendements, le dérèglement climatique, l’augmentation de la concurrence internationale via des traités de libre échange jugés peu protecteurs, des normes environnementales qui s’ajoutent, et le poids du travail administratif. De ce travail éreintant certains ne vivent plus (bien) et parfois, en meurent, tragiquement.
Une alimentation en crise
Les agriculteurs peuvent avoir l’impression d’être les dindons de la farce. En amont, leurs coûts de production dépendent de grands industriels de la chimie qui privatisent le vivant, comme le souligne la fusion des géants Bayer et Monsanto qui vendent maintenant les semences et les intrants qui vont avec ! En aval, la captation de la valeur par les industries agro-alimentaires et les géants de la grande distribution les laisse exsangues, en dépit de la loi EGAlim 2, censée revaloriser leurs salaires.
Comment ne pas comprendre la colère des éleveurs laitiers qui vendent leur lait à un prix inférieur au prix de revient, quand dans le même temps les dividendes et marges des entreprises du secteur explosent ? Ce sont également nos comportements contradictoires de consommation qui suscitent l’inquiétude et la colère des agriculteurs : en 50 ans, la part de l’alimentation dans le budget des ménages est passée de 35 % en 1960 à 18 % en 2021. Elle s’explique par une hausse des dépenses contraintes en comparaison, logement en tête. Mais, elle résulte aussi de comportements d’achat alimentaires qui ne privilégient pas tout le temps les modes de production locaux. Au total, sur 100 euros d’achats alimentaires, seuls 6,50 euros sont perçus par les agriculteurs français, et un quart de la population des agriculteurs vit sous le seuil de pauvreté en 2022.
Une crise écologique qui plane sur nos systèmes alimentaires
Les relais médiatiques évoquent l’irrationalité des normes environnementales auxquelles sont soumis les agriculteurs français. Pourtant, ce ne sont pas les normes en tant que telles qui sont à contester. L’absurdité tient avant tout à des traités de libre échange qui ne protège pas les agriculteurs français d’importations de denrées produites dans des pays qui pratiquent un moins disant social et environnemental.
Dans le même temps, l’agriculture contribue à près d’un cinquième de nos émissions de CO2 à l’échelle nationale et ses effets sur la dégradation de l’environnement sont manifestes. L’effondrement des populations d’insectes et la pollution des eaux du fait de l’utilisation intensive de pesticides et d’engrais de synthèse sont autant de marqueurs de l’anthropocène. Enfin, le dérèglement climatique fait peser le risque d’une déstabilisation profonde des pratiques agriculturales françaises à laquelle il faut s’adapter. Gel précoce, inondations massives, sécheresses, tous ces évènements climatiques extrêmes menacent les rendements agricoles et la rentabilité des exploitations. Et ce d’autant plus que la sélection variétale a fait le choix d’espèces moins robustes face aux dérèglements à l’œuvre.
Des inégalités alimentaires croissantes
Les pratiques alimentaires sont, elles aussi, loin d’être univoques. Si la quantité, la qualité et la diversité alimentaire ont fortement progressé en plusieurs décennies, les écarts demeurent considérables entre classes sociales. C’est ce qu’indique un rapport de l’ANSES, montrant que les cadres consomment en moyenne 50 % de fruits et légumes en plus que les ouvriers. Les enfants d’ouvriers sont trois à cinq fois plus touchés par l’obésité que ceux des familles de cadres, et l’écart tend à s’accroître au fil des ans.
Depuis la pandémie de Covid-19, la fréquentation des banques alimentaires a explosé. Les Restos du Cœur, eux, demeurent le seul restaurant qui menace de fermer malgré une augmentation du nombre de repas servis. Face aux promesses non tenues d’un gouvernement – le chèque alimentaire, pourtant repris en 2022 par le candidat Emmanuel Macron et qui a été récemment enterré – des initiatives émergent. C’est le cas du projet de Sécurité sociale de l’alimentation. Objectif : garantir des prix abordables aux revenus modestes via une « socialisation » de l’agriculture et de l’alimentation. Il s’agit pour eux de la « seule voie à même de répondre aux urgences démocratiques, sociales et écologiques auxquelles nous sommes confrontés ».
Restaurer nos systèmes alimentaires
L’idée n’est en rien de jeter l’opprobre sur les agriculteurs. Il faut restaurer leur dignité en construisant un nouveau récit, capable de mobiliser et de témoigner l’attachement des Français à ces hommes et ces femmes qui nous nourrissent. Ce nouvel horizon ne peut être que celui de l’adaptation écologique de l’agriculture et de nos pratiques alimentaires. Car l’alimentation est ce qui nous rassemble.
Quel fut notre premier réflexe à la sortie du confinement ? Celui de retourner dans nos cafés et restaurants. Car ce qu’on restaure, en allant au restaurant, c’est bien un lien qui nous unit, nous humains, dans des moments de convivialité. Le cap est celui-ci, il faut maintenant se donner les moyens de construire le chemin pour y arriver.
Le menu est copieux pour ce nouveau mercredi radiophonique en direct de la Fabuleuse Cantine sur Radio Anthropocène. Un moyen pour nous d’alimenter ce débat urgent et esquisser ainsi les pistes d’une alimentation plus durable à l’heure de l’anthropocène ! Et pour se mettre à table : retrouver le détail du programme :
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