Des imaginaires industrieux
Ville et industrie ont une histoire intimement mêlée. Et des imaginaires étroitement associés. Rappelons-nous : La cité industrielle dessinée par Tony Garnier qui s’ancrait à Lyon à l’aube du XXème siècle, première synthèse d’un urbanisme moderne, abordait l’ensemble des problématiques de la grande métropole. Elle ne pouvait alors qu’être industrielle.
Au XIXe siècle, l’urbanisation s’effectue sous l’impulsion industrielle : avec l’essor des usines, les villes s’agrandissent, se constituent en faubourgs et se peuplent d’ouvriers issus des campagnes et d’étrangers fuyant la pauvreté ou les conflits. L’imaginaire est alors dual : au progrès matériel, à l’accélération des rythmes et à la croissance du capital, répondent les conditions de vie délétères des classes laborieuses, la pollution et la misère. F. Engels, compagnon de Marx, s’en inquiète déjà dans une enquête restée célèbre : La situation de la classe laborieuse publiée en 1845. Il y décrit la ville de Manchester « cheminée du monde », berceau de la Révolution industrielle britannique. À l’imaginaire de la ville locomotive dirigée vers le progrès, il oppose un réquisitoire contre l’exploitation ouvrière dans ces espaces décrits comme des bagnes.
L’industrialisation des imaginaires
L’imaginaire industriel continue d’irriguer la fabrique de la ville au début du XXème siècle. Le manifeste futuriste publié en 1909 par F. Marinetti en est un exemple. Dans cet imaginaire, où la vitesse est louée, les usines sont glorifiées, les inventions sacralisées pour leur beauté. Marinetti le résume ici simplement : « une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive […] est plus belle que la Victoire de Samothrace. ».
À la tradition artistique qui fait du lointain et de l’unique un critère de beauté, les futuristes appellent à la construction d’imaginaires nouveaux. L’industrie en est le vecteur et elle se déploie avec l’essor des moyens de transports (automobiles, métros, avions) qui orientent la vie vers un progrès sans borne. La célèbre Metropolis de Fritz Lang poursuit elle aussi cette entreprise qui lie ville et industrie dans une critique dystopique et acerbe. C’est le moment de l’industrialisation des imaginaires : les premiers mass médias construisent cette désirabilité d’un monde urbain où la technique sert à la fois de moyen et de fin en soi. En même temps, quelques rares auteurs mettent en cause ses effets potentiellement délétères.
Des imaginaires industrialisés
Au même moment, les patrons d’industries imaginent de nouvelles formes urbaines pour améliorer leur productivité et leur rentabilité. Pour cela, mieux vaut avoir les ouvriers tous proches de l’usine et répndr leurs besoins essentiels. Des corons du nord aux patrons de la soie lyonnaise, les industriels façonnent littéralement la vie urbaine et peuplent l’imaginaire de leurs employés. À Villeurbanne, Vaulx-en-Velin ou à Décines : on naît, on va à l’école, on prie, on se nourrit, on va au stade, on boit un coup, on travaille surtout, et on retourne à la terre. Le programme est simple : l’industrie fabrique la ville et elle imagine la vie de ses employés.
Les Trente Glorieuses : l’épiphanie de l’imaginaire industriel
L’après-guerre s’accompagne d’une phase de reconstruction, d’aménagement et d’équipement du territoire français où l’industrie trouve une place de choix. Elle consacre ainsi des territoires où des fleurons industriels qui peuplent l’imaginaire national concourent à l’amélioration des conditions de vie de tout un pays : des usines automobiles de Peugeot à Montbéliard aux fonderies du Creusot, en passant par Romans-sur-Isère, capitale mondiale de la chaussure. La société de consommation est née, inséparable de l’industrie productrice de biens manufacturés et d’emplois qui font la fierté de ses employés.
La fin de l’industrie et de son imaginaire
À cette image d’Épinal d’un âge d’or industriel des Trente Glorieuses répond la période de désindustrialisation. La mondialisation faisant, les grands capitaines d’industrie prennent le large, et leurs emplois avec. À la recherche de coûts de production plus faibles, ils décident des fermetures d’usines qui s’accompagnent d’un chômage de masse et d’un sentiment de déclassement profond face à des politiques restés sourds. La carte postale est écornée et l’imaginaire industriel devient moribond. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Bâtir sur les vestiges d’un monde industriel
Si le tissu industriel français s’est rétréci, l’imaginaire qui lui est associé est resté. À en croire les nombreux lieux qui peuplent nos villes, des friches aux bars avec mobilier de récup et style cagette, le look indus a le vent en poupe. L’industrie joue ici le rôle de carte postale, que l’on convoque pour chiller à l’heure de l’apéro !
Mais que nous dit cette romantisation de l’imaginaire industriel ?
Plusieurs récits cohabitent ici, et avec eux des visions singulières de notre rapport à l’industrie et à son rôle dans la fabrique de nos vies et territoires.
Celle de la « fab city », cette ville de l’industrie participative, construite à partir de l’échange des savoirs, forte de logiciels libres, qui valorise les communs.
Celle de la « smart-city » où l’industrie joue le rôle d’intermédiaire via des technologies qui facilitent les échanges et les communications, où les habitants participent via l’échange de « datas » dont la captation construit des normes et usages.
L’imaginaire de la décroissance construit lui une vision de l’industrie plus proche de l’artisanat, où les individus recouvrent du pouvoir d’agir en fabriquant. Une mise en place du Do it yourself (« fait le toi-même » en français)qui a l’avantage nous faire passer pour autonome. Loin d’être exhaustifs, ces imaginaires post-industriels sont sans cesse renouvelés.
« Il faut rebâtir l’industrie française »
C’est un mantra qu’on entend souvent, un slogan qu’on espère devenir réalité à force de le professer. Mais de quelle vision industrielle se revendiquer aujourd’hui ? Les arguments politiques renvoient le plus souvent à la nécessité d’un retour au monde d’avant – dans une forme nostalgique – et mettent en avant un discours protectionniste. Mais n’est-il pas problématique de reconvoquer ces imaginaires quand on connait le poids des Trente Glorieuses dans l’entrée dans l’ère Anthropocène ?
Alors, plutôt que de regarder dans le rétroviseur pour retrouver un paradis perdu, sondons nos imaginaires. Et pour citer Baudelaire : jetons-nous « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau » !
C’est à ce programme que s’attèle Radio Anthropocène pour un nouveau mercredi de programmation consacré à la question des imaginaires post-industriels. En direct de la bibliothèque municipale de Lyon, ce mercredi 13 décembre, nous explorerons ensemble cet avenir riche de possibles. Une journée au cours de laquelle se succèderont une pluralité d’invités et de chroniqueurs.
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