C’est la course pour Ruba Khatib ce lundi après-midi. À quelques semaines de l’ouverture officielle d’un nouveau restaurant, la jeune femme est sursollicitée pour régler des questions techniques liées à la réglementation. Dans le tiers-lieu social et solidaire Les Grandes voisines à Francheville, « La petite Syrienne » va ouvrir un restaurant syrien comptant 80 couverts, avec un clin d’oeil au film Disney « La petite sirène ».
Le restaurant va également préparer des repas pour l’hôtel équivalent trois étoiles, situé au cinquième étage. Avec les 475 résidents de l’hébergement d’urgence, elle veut mettre en place des ateliers culinaires.
Dans les anciennes cuisines de l’hôpital Charial récupérées par La petite Syrienne, il y a un air de coup de feu. Malgré tout, Ruba Khatib prend le temps de nous recevoir. Dans son bureau, elle coupe à intervalle régulier son téléphone qui ne cesse de sonner. « C’est un peu le stress… », admet-t-elle.
Sur son visage s’affiche le sourire un peu tendu de celle qui veut accorder du temps, mais qui n’en a pas. À tout juste 36 ans, elle gère une entreprise qui prépare 400 repas par jour, 1000 pendant la période estivale. Une réussite digne d’un film hollywoodien. Il y a six ans à peine, Ruba ne parlait même pas français.
De Damas à Lyon, la fuite d’une opposante au régime
Comme beaucoup d’immigrés syriens, la jeune femme a fui le régime de Bachar-al-Assad en 2012, un an après le début de la guerre. Originaire de la région de Damas, elle raconte avoir été emprisonnée un mois après une manifestation contre le gouvernement. Après ça, elle s’est retrouvée régulièrement contrôlée, surveillée par les autorités.
«Ce n’était pas possible de rester plus longtemps », constate-t-elle, simplement.
Travaillant dans les ressources humaines et le marketing, elle quitte son pays pour Dubaï, puis la Jordanie. Elle revient de nouveau à Dubaï pour le travail où elle monte, un temps, une entreprise de construction avec son mari. « Mais je n’aimais pas beaucoup Dubaï, il y avait des problèmes d’esclavage », se rappelle-t-elle.
À la suite du non-renouvellement d’un visa de travail de son mari, elle quitte Dubaï pour la Turquie. Craignant l’influence grandissante de Daesh sur place, le couple s’exile une nouvelle fois. Elle arrive alors en France en 2016, sans parler un mot de français.
« J’ai appris le français avec les démarches administratives, sourit-elle. Entre la CAF et les travailleurs sociaux. »
À Lyon, un restaurant syrien type « foodtruck »… sans camion
Peu à peu, l’idée de monter un restaurant commence à naître. Passionné de cuisine, son mari se verrait bien derrière les fourneaux. En Syrie, il n’a pas pu s’y former, faute d’argent. L’idée inquiète Ruba.
« On avait rien en terme de finances… se souvient-elle. Alors, j’ai commencé à m’intéresser aux micro-crédits, aux formations, pour voir ce que l’on pouvait faire. »
Ils se mettent en tête de lancer un foodtruck. Mais, sans finance, le projet de camion est reporté. En attendant, le couple décide de louer trois tables à une petite entreprise de Saint-Genis-Laval. Les Nuits sonores, le street food festival… Ils se posent devant tous les festivals.
Une stratégie qu’ils poursuivent aujourd’hui en travaillant au Woodstower ou aux Eurockéennes de Belfort. Grâce à ces premiers pas, ils réussissent à récolter 14 000 euros avec un crowdfunding et peuvent officiellement acheter leur camion pour lancer leur foodtruck.
En quatre ans, le restaurant syrien passe de deux à 16 salariés à Lyon
Puis tout va très (très) vite. Deux ans après avoir eu leur premier enfant, le couple investit un ancien kiosque à journaux, boulevard des Belges, dans le 6e arrondissement de Lyon. Juste après le confinement, ils commencent à travailler à La Commune (Lyon 7e). Grâce à leur « laboratoire » – le local où ils préparent les repas – sur Villeurbanne, ils proposent leurs plats aux Subsistances, au CCO la Rayonne… La petite Syrienne est partout.
L’été prochain, ils devraient ouvrir une antenne dans le quartier de la Soie, à Vaulx-en-Velin. Leur labo, lui, a déménagé à Francheville. Aujourd’hui, Ruba et son mari font travailler 16 personnes. Un parcours qui relève presque du rêve américain. Pourtant, la trentenaire garde la tête froide.
Un restaurant syrien à Lyon : « Nous avons été accueillis en arrivant, maintenant c’est nous qui accueillons. »
À côté de l’entreprise, Ruba, ancienne directrice des ressources humaines, tente de venir en aide aux nouveaux arrivants, notamment par l’hébergement.
« Nous avons été accueillis en arrivant, maintenant c’est nous qui accueillons. »
Outre ses activités, La petite Syrienne vend des repas dans des foyers au prix symbolique de 1 euro. Une sorte de retour d’ascenseur pour cette entrepreneuse sociale qui défend un « business avec une partie sociale et solidaire ». De ce fait, les prix pour les bénévoles des festivals sont toujours moins élevés indique-t-elle. Comment ? « On trouve toujours des solutions », sourit-elle.
Côté travail, elle veut donner sa chance à de nouveaux arrivants, ayant parfois du mal à parler français.
« On a eu le même défi qu’eux, reprend-t-elle. Pour des gens qui ont du mal à se faire comprendre, c’est difficile de se former en France. »
La boite embauche notamment un apprenti venant de Gambie, en formation au CFA de Dardilly.
Aux Grandes Voisines : des ateliers avec les enfants en situation de précarité
Dans ce cadre, l’installation dans le tiers-lieu les Grandes Voisines semblait relever de l’évidence. Cette implantation donne de nouvelles idées. Ruba Khatib, dont les projets vont à mille à l’heure, pense mettre en place des formations pour les « chefs migrants » qui n’ont pas de place pour se lancer. « Nous avons déjà fait ça six mois avec un chef indien à Villeurbanne », commente-t-elle.
À Francheville, elle veut également monter des ateliers culinaires pour les enfants des personnes mises à l’abri, en hébergement d’urgence. Le lieu en compte près de 180… Pour coordonner tout ça, elle assure « commencer à déléguer ». Malgré son énergie, cette entrepreneuse dans l’âme devrait ne pas avoir le choix. À la fin de notre entretien, elle explique être enceinte de son troisième enfant. On vous l’a dit : des projets à la pelle.
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