« On est prisonnières d’un travail qui n’est pas suffisamment rémunérateur », tempête Marie (il s’agit d’un nom d’emprunt pour préserver son anonymat).
La situation est d’autant plus rageante que Marie n’a jamais souhaité exercer son actuelle profression : accompagnante d’élèves en situations de handicap (AESH) dans une école primaire de l’ouest lyonnais. C’est Pôle emploi qui lui a proposé il y a dix ans un rôle d’assistante de vie scolaire (AVS), devenue aujourd’hui AESH :
« Je me suis fait arnaquer. A la base, je suis secrétaire technique dans le bâtiment. Pôle emploi devait m’accompagner pour me mettre à jour en logiciels, et le travail d’AVS devait me permettre de gagner ma croûte en attendant. »
Avant d’être AVS en 2013 puis AESH, Marie s’était mise en pause de son travail de secrétaire pendant sept ans pour élever ses deux enfants.
Elle a réalisé progressivement que Pôle emploi ne l’aiderait pas à reprendre son ancienne activité professionnelle, faute de formation promise.
« J’adore mon travail d’AESH à Lyon »
Aujourd’hui, Marie est toujours en colère d’être coincée dans une profession si peu rémunératrice.
« Si je démissionne je n’ai plus le droit à l’ARE [l’allocation chômage ndlr], et si je refuse un renouvellement de contrat, Pôle emploi me radie. »
Au fil des années, elle a fini par trouver du plaisir et un sentiment d’accomplissement personnel dans son travail :
« J’adore ce que je fais. J’aide des enfants qui sont un peu différents à exprimer le meilleur de leurs capacités. C’est quand même un boulot dans lequel on se sent utile. »
En ce moment, Marie s’occupe de quatre enfants, en CP, CE1 et CE2. Elle en parle d’ailleurs avec beaucoup de tendresse, multipliant les acronymes savants pour expliquer qu’ils sont, au final, un peu comme tous les enfants :
« Des enfants avec un TDAH [trouble de l’attention ndlr], il n’y en a pas deux pareil. Mais une fois qu’on a compris comment les captiver, ils sont vraiment d’une intelligence rare. Il faut trouver la porte d’entrée pour comprendre leur fonctionnement. Des fois ça met une heure, des fois six mois. »
De plus, Marie apprécie beaucoup l’équipe éducative de l’école dans laquelle elle travaille. Elle se sent soutenue. Malgré la réforme des PIAL qui a globalement baissé le nombre d’heures d’accompagnement par enfant en situation de handicap.
« Je ne connais pas d’AESH embauchée à temps plein à Lyon »
Quand Marie a choisi de poursuivre en tant qu’AESH, elle a tenté d’augmenter son temps de travail. A l’origine, elle gagnait 600 euros par mois pour un 50% :
« Quand j’étais avec mon mari ça allait encore, mais nous avons divorcé en 2015. C’est vraiment devenu coton avec deux enfants. »
On lui a accordé un CDI d’AESH à 66% en 2017, soit un salaire de 850 euros par mois. Un salaire qui n’a plus bougé. Ce CDI a représenté une victoire amère :
« Je ne connais pas d’AESH embauchée à temps plein. On est toutes coincées dans des temps partiels, contraintes à la précarité. »
Parallèlement, son ex-mari lui versait une pension à hauteur de 400 euros par mois. Et elle touchait plus de 200 euros d’aides de la CAF pour élever ses deux enfants :
« À ce moment là, je m’en sortais. Je savais que c’était temporaire. Un répit de courte durée avant de sombrer. »
Marie pose des mots durs sur sa situation, car elle considère d’ores et déjà avoir « sombré ». Aujourd’hui, ses deux enfants de 20 et 23 ans sont en alternance et touchent donc un petit salaire (moins de 800 euros par mois).
Même si la plus jeune habite toujours chez elle, Marie ne perçoit plus les aides de la CAF à destination des mères isolées. Suivant le même raisonnement, le père des enfants a cessé de verser une pension alimentaire. Elle n’a donc que son salaire, soit seulement 850 euros net, et les aides ponctuelles de sa fille pour s’en sortir.
« Je ne mange plus de viande à cause de l’inflation »
Marie habite dans l’appartement acheté avec son ex-mari, à Pierre-Bénite. Elle craint qu’au départ du domicile de leur deuxième enfant, il ne décide de vendre l’appartement, ce qui l’obligerait à quitter son domicile car elle n’est pas en capacité de racheter ses parts :
« Je pense que d’ici quelques mois je serai à la rue, il va m’expulser, je n’aurai plus qu’à planter ma tente devant l’appartement. »
La mère de famille exprime ses inquiétudes avec fébrilité. Elle supporte mal que son ex-mari ait un tel pouvoir sur sa vie, car elle a mis de côté sa carrière pour élever leurs enfants à tous les deux.
Parallèlement, Marie se prive beaucoup. Les travaux à faire dans son appartement s’accumulent, la moindre dépense représente le fruit de mois d’efforts, même lorsqu’il s’agit de sa santé :
« Je paye 98 euros de mutuelle par mois, pourtant, j’ai mis un an pour m’acheter des lunettes à 600 euros. Comment suis-je censée apprendre à lire aux enfants quand je ne vois rien ? »
D’après la mère de famille, la hausse de l’inflation l’a « achevée ». Chaque centime compte depuis quelques mois. Au supermarché, Marie passe devant le rayon viande à toute vitesse, sans s’arrêter, car elle ne peut plus se le permettre. Parfois, elle s’autorise ce qu’elle appelle des « petites folies » :
« Hier, il y avait un plat préparé avec du poulet et pommes de terre à -50% à Grand Frais. J’étais vraiment contente, je me suis régalée. », s’amuse-t-elle.
« Ma mère est enterrée en fosse commune »
Un poulet qu’elle a porté en marchant sur plusieurs kilomètres. Marie se rend aux courses en bus :
« Je n’ai pas l’argent pour me payer une voiture, je suis complètement dépendante des transports en commun. L’arrêt de bus n’est pas tout près de ma maison, donc ce n’est pas toujours rigolo quand je prends un pack de lait. »
De même, l’établissement de l’ouest lyonnais dans lequel elle officie comme AESH se trouve à trois quart d’heure en bus de son domicile. La liste des difficultés quotidiennes est longue.
Pourtant, ce n’est pas ce quotidien heurté par les privations qui pèse le plus sur le moral de Marie. Ce sont les regrets :
« Ma mère est enterrée en fosse commune. Je n’ai pas pu l’enterrer dignement. Ma mère qui m’a tout donné. »
À ces mots, des larmes brillent dans les yeux de la mère de famille de 58 ans qui ironise :
« 10 000 euros pour un trou et une pierre dessus, c’est quand même fort de café. J’ai fondu en larmes dans le magasin de pompes funèbres quand j’ai appris que ça coûtait si cher. C’était des larmes de colère. »
C’était en 2018, Marie raconte avoir tenté d’obtenir un prêt auprès de plusieurs banques. Des prêts systématiquement refusés au vu de ses revenus actuels. Elle peste :
« On m’a piégée dans ce travail, me forçant à travailler pour un salaire indigne qui m’a empêchée d’enterrer correctement ma mère, qui m’empêche de vivre normalement. Je suis une indigente alors que je fais un travail ‘porteur de sens’. »
« J’ai écrit une lettre de six pages à Jean-Michel Blanquer »
Les guillemets, c’est Marie qui les mime. Une façon pour elle de se moquer des campagnes de recrutements d’AESH des pouvoirs publics. Elle tacle :
« Porteur de sens ça veut dire qu’on te paye une misère et que tu dois encaisser avec le sourire parce que tu sers à quelque chose. Merci je sais que je sers à quelque chose, maintenant je veux être payée correctement. »
Marie en a assez d’encaisser. Elle dénonce ses conditions salariales sur les réseaux sociaux du soir au matin. Elle invective le gouvernement à qui elle reproche une attitude de mépris envers les travailleuses du social, de l’éducation et du soin. Elle écrit même des lettres au ministre :
« Une fois en salle d’informatique, j’ai écrit six pages à Jean-Michel Blanquer [ex-ministre de l’éducation ndlr]. »
Le nouveau ministre de l’éducation Pap Ndiaye a aussi eu le droit à sa missive dans laquelle Marie propose que les AESH prennent en charge l’aide aux devoirs des enfants en situation de handicap dont elle s’occupe.
« Ils en ont plus que besoin, et moi j’ai besoin de travailler plus. Pour l’instant ça n’existe pas l’aide aux devoirs pour les enfants qui bénéficient d’une AESH. J’ai reçu une réponse standardisée où on me disait qu’ils prenaient en compte ma demande. J’en ai tellement marre ».
Aujourd’hui, Marie se dit « cassée », et n’ose plus se projeter. Sa retraite, elle ne la voit pas avant 67 ans. De plus :
« Ce sera forcément une retraite de misère », conclut-elle.
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