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D’ingénieur à prof en REP à Saint-Étienne : « Je ne voulais pas perdre mes idéaux »

Diplômé d’une brillante école d’ingénieur, Stéphane a pourtant décidé de devenir prof contractuel dans un collège REP de Saint-Étienne. Témoignage.

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Stéphane (le prénom a été modifié) a 26 ans. Fils de mareyeur – commerçant grossiste de pêche – il est resté fidèle à l’océan toute son enfance. De North Prendergast, un port gallois, à Lorient, en Bretagne, il a grandi au son du ressac. Après cela, il a suivi l’itinéraire (presque) parfait.

Issu d’un milieu aisé, Stéphane a sauté une classe en primaire. Passionné par la physique-chimie, il a été admis à la sortie du lycée en classe préparatoire au lycée Georges-Clémenceau, un établissement nantais réputé. Après non pas deux mais trois ans sur les bancs de la prépa, il est entré en école d’ingénieur à Strasbourg. Alors que tout le destinait à l’honorable (et non moins lucrative) profession d’ingénieur, Stéphane a bifurqué pour devenir prof contractuel de physique-chimie dans un collège classé REP à Saint-Étienne. Témoignage.

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Stéphane a bifurqué de l’école d’ingénieur à prof en REP à Saint-Étienne. Une photo Pixabay, sur Pexels.

« En prépa, certains élèves auraient pu sacrifier leur vie pour obtenir la meilleure école d’ingénieur. Ce n’était pas mon cas. »

« J’ai grandi avec de l’argent, dans un milieu assez aisé, grâce à mon père. Il est ingénieur agronome. Une fois qu’il a eu son diplôme, il a monté les échelons un à un dans des grands groupes de pêche européens. Aujourd’hui, il a sa propre boîte qui fonctionne très bien.

Il s’est toujours tué au travail et ça me semblait normal à l’époque. Ma petite sœur et moi l’avons toujours entendu tenir des discours sur la méritocratie. Avant lui, notre famille était très pauvre, il incarne notre mythe familial de réussite.

J’ai donc tout naturellement suivi son exemple. J’étais bon en physique-chimie, alors je suis allé en classe préparatoire physique, chimie et sciences de l’ingénieur. Mes professeurs de lycée m’avaient eux aussi poussé dans cette direction.

La prépa s’est bien passée au début. J’ai aussi découvert la liberté et la fête, donc j’ai travaillé un peu moins, et bu un peu plus. Il y avait toujours des amis qui passaient à mon appartement. J’adorais ça. Des fois, on faisait la fête jusqu’à deux heures du matin et je me réveillais à quatre heures pour faire un devoir maison. On menait une drôle de vie.

J’ai fait une cinq demie [redoublement de la deuxième année de prépa, ndlr], je n’étais pas satisfait des écoles d’ingénieur que j’avais eues. Ce n’était pas beaucoup mieux la seconde fois, mais bon, j’avais quand même eu quelques écoles de plus. J’étais déçu. Mais, en même temps, j’ai senti que ça m’atteignait moins que ce que j’aurais pensé.

Je crois que j’étais déjà moins dans le « truc » des écoles d’ingénieur. Certains élèves de ma classe donnaient l’impression qu’ils auraient pu sacrifier leur vie pour obtenir la meilleure école. Ce n’était pas mon cas.

« Ce qu’on faisait à l’école d’ingénieur était si abstrait que c’était presque comme si ça n’existait pas. »

Je suis quand même allé à l’école avec de l’espoir. En prépa, c’était parfois dur, mais très stimulant intellectuellement. En école d’ingénieur, ça a été la douche froide. On avait énormément d’informatique. On passait des heures sur des ordinateurs à chercher la petite bête, le petit détail technique qui faisait qu’un système bugue. C’était très ennuyeux.

Au bout d’un mois j’en ai eu marre. J’ai complètement rejeté les enseignements de l’école. Il y avait des étudiants qui disaient que ce n’était pas trop mal, mais après avoir discuté avec eux, j’ai réalisé qu’ils essayaient surtout de tenir bon en espérant que le monde du travail serait plus excitant.

Je manquais d’interlocuteurs sur la même longueur d’onde que moi, j’avais l’impression d’être complètement en marge. Pour moi, ce qu’on faisait était si abstrait que c’était presque comme si ça n’existait pas. J’avais l’impression que je n’existais pas. On disparaît si on n’a aucun impact sur son environnement.

L’été, je travaillais comme ouvrier sur le port de pêche de Lorient, dans la boîte de mon père. Là, je me sentais pleinement en vie : quand tu déplaces des barquettes de poissons toute la journée, tu vois le résultat de tes efforts. Après chaque jour de travail, on se partageait les sardines, les maquereaux et les bars. Ces quelques poissons incarnaient le temps converti en quelque chose de concret. Je repartais avec le fruit de mon travail.

« À l’école d’ingénieur, je suffoquais durant l’année et j’attendais l’été pour respirer. »

Et puis, pendant que je faisais ce travail physique, j’avais des cheminements d’idées, des pensées créatives. En comparaison, à l’école d’ingénieur je passais ma journée devant un écran, ça fatigue mentalement.

J’ai redoublé ma première année à l’école d’ingénieur. Je suis allé aux rattrapages chaque année. Je suffoquais durant l’année et j’attendais l’été pour respirer au port de pêche. J’ai aussi commencé à lire pas mal, pour m’évader. Il y a eu ça et la fête.

Ça ne m’était pas arrivé de lire des bouquins depuis le lycée. J’ai été happé par Walden ou la vie dans les bois, un ouvrage de Henry David Thoreau. Ce n’est pas très original. Il raconte l’histoire d’un mec diplômé d’Harvard qui décide de tout plaquer pour vivre dans sa maison dans les bois. Ça m’a touché, ça a fait sens pour moi.

L’Éloge du carburateur de Matthew Crawford a vraiment marqué un tournant dans ma vie. L’auteur est anthropologue, il raconte comment il a monté un atelier de moto. C’est une apologie du travail manuel, du concret, de l’accomplissement de soi par de petites actions du quotidien. Le problème, c’est que ça a quand même renforcé mon sentiment de solitude. J’ai réalisé que je m’identifiais souvent à des ermites.

« On cherchait tous une échappatoire (…) Des fois, quand j’étais bourré, je pleurais. »

J’ai toujours aimé la musique, alors je me suis lancé dans le mix. J’ai commencé aux soirées avec mes potes de l’école. Je mixais tout seul pendant parfois cinq ou six heures. J’avais l’impression de faire quelque chose de vrai, de palpable, ça m’absorbait totalement. Plusieurs copains de l’école ont commencé à mixer avec moi.

Je crois qu’au fond, on cherchait tous une échappatoire, on était tous déprimés. Faire la fête était un moyen de s’échapper collectivement. Des fois, quand j’étais bourré, je pleurais.

Je savais déjà qu’être ingénieur ne me plairait jamais mais je n’essayais pas de me projeter pour autant, j’étais seulement en souffrance. Je le voyais comme une fatalité, celle de devoir me soumettre aux exigences d’un boulot que je détesterai toute ma vie. On est un peu formatés à ça depuis la maternelle.

J’ai passé un deal avec mon père : il fallait au moins que je finisse l’école, que j’obtienne mon diplôme. Le problème c’est que pour avoir le diplôme, il fallait faire un stage de fin d’études.

J’ai donc réalisé mon stage de fin d’études à Lyon, pour une entreprise de logiciel dans le ferroviaire. Je devais tester le fonctionnement des caméras qui vérifient la fermeture des portes de la ligne du métro B. J’étais derrière un ordinateur à essayer de corriger des lignes de code toute la journée, c’était ennuyeux au possible.

« J’ai des potes de l’école d’ingénieur qui sont partis dans l’armement. Je ne pense pas que gagner plein d’argent justifie de faire des métiers pareils. »

Les relations au bureau étaient ridicules. Les employés faisait semblant d’être débordés alors qu’ils passaient la journée à la machine à café. Je voyais bien que les gars étaient coincés dans un mode de pensée de zombies. Certains avaient pris un appartement avec un prêt sur 20 ans, ils n’allaient pas changer de job. Ce genre d’existence, c’est l’angoisse totale pour moi, je vois ça comme une privation de liberté.

Aujourd’hui, je relativise. Au moins, mon travail servait au plus grand nombre. Quand j’y pense, j’ai des potes qui sont partis dans l’industrie d’armement, un autre bosse sur une option de voiture de luxe qui va servir à dix personnes. Je ne pourrais pas. Je culpabiliserais trop. Je ne pense pas que gagner plein d’argent justifie de faire des métiers pareils.

Quand j’ai fini mon stage, ils ne m’ont pas proposé de me garder. C’était tacite, je voulais me barrer. Je ne suis même pas allé à la remise de diplômes de mon école.

Après, je ne savais pas trop quoi faire. Un copain m’a dit qu’avec mon diplôme d’ingénieur je pouvais bosser comme professeur de physique-chimie contractuel. J’ai envoyé mon CV à l’académie de Lyon et je suis parti passer l’été en Bretagne.

« Le rectorat m’a appelé en catastrophe, la semaine du 26 septembre. Je n’ai même pas passé d’entretien et je me suis engagé pour l’année. »

Le rectorat m’a appelé en catastrophe, la semaine du 26 septembre. Je n’ai même pas passé d’entretien et je me suis engagé pour l’année.

Sur le coup, j’ai flippé. J’y allais avec une mentalité d’élève, je n’y croyais pas trop. Il n’y avait pourtant aucun doute dans le regard des ados : j’étais leur prof. Très vite, je me suis senti à ma place.

Après je suis un prof à la cool, je n’aime pas faire le flic. J’étais très angoissé avec une de mes classes de 5e, elle était terrible, j’allais leur faire cours la boule au ventre. À part celle-là, ça s’est plutôt bien passé.

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Une rue de Saint-Etienne, à une heure de Lyon. Photo Emmanuelle Baills/Rue89Lyon

J’ai vite compris qu’il fallait que je prépare bien mes cours, pour tenir les jeunes en haleine. Je me suis pointé un jour, je n’avais rien préparé. En dix minutes c’était le bazar, je les avais perdus.

Je prenais un vrai plaisir à réfléchir à mes cours : je choisissais de creuser tel ou tel sujet avec des supports visuels, des vidéos. Je laissais toujours les élèves me poser des questions. Des fois je n’avais pas la réponse, alors je cherchais des explications pour le cours d’après et je commençais l’heure par ça. J’ai appris plein de trucs sur le système solaire comme ça.

C’est génial la physique-chimie, j’ai abordé plein de domaines différents. De l’histoire des sciences, à l’explication de phénomènes, j’ai vraiment eu l’impression d’être un « nain sur les épaules d’un géant » comme disait Bernard de Chartres : je m’appuyais sur les travaux des grands penseurs du passé pour former ceux de demain.

« Quand je compare mes années d’école d’ingénieur avec celle passée en tant que prof à Saint-Étienne, c’est le jour et la nuit. »

Quand je finissais ma journée, j’avais un sentiment d’accomplissement. Surtout le jeudi, quand j’avais mes classes préférées, ils étaient tellement curieux, ça me donnait la banane. Il y en a un qui aimait la culture du graffiti comme moi, il designait des stickers. Il m’en donnait souvent, comme ça, juste parce qu’il m’aimait bien.

Quand je compare mes années d’école d’ingénieur avec celle passée en tant que prof à Saint-Étienne, c’est le jour et la nuit. Changer de voie, ça m’a sauvé : je me sens utile, épanoui, je fais des choses concrètes. Pourtant, je ne me serai jamais imaginé prof. Je ne m’intéresse pas trop à la politique non plus, je ne suis pas militant.

Même aujourd’hui, alors que je ne suis pas sûr d’avoir un poste à la rentrée, je prépare quand même des cours. Quand j’ai des idées, j’essaye de les mettre à l’écrit le plus vite possible, c’est stimulant.

« Je n’ai pas eu à perdre mes idéaux en devenant prof à Saint-Étienne. »

Je suis heureux d’avoir compris que je n’étais pas obligé d’entrer dans une case pour vivre, que je n’étais pas obligé de subir la perte de mes idéaux. J’ai beaucoup d’amis qui font un travail nul et qui y restent par confort financier. Je crois que la plupart du temps, ils ne réalisent pas qu’ils gâchent leur temps. Ils le découvriront peut être plus tard.

Ils comprendront alors qu’ils n’aiment pas leur travail, que leur vie manque de sens. Ceux qui disent qu’ils feront autre chose de plus utile, de plus stimulant plus tard, ne le font souvent jamais. C’est pour se donner bonne conscience, ou pour avoir une bonne raison de se lever le matin.

Aujourd’hui, je ne me vois pas du tout chercher un emploi en lien avec mon diplôme d’ingénieur. Pour la rentrée de septembre, j’ai postulé dans l’académie de Rennes, en Bretagne. J’envisage de passer le CAPES [concours de l’Éducation nationale pour devenir professeur en collège ou en lycée général, ndlr] pour solidifier mes acquis mais j’ai peur de devoir aller enseigner en région parisienne, loin de ma famille et de mes amis. »


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