La Saône est calme ce mardi matin à Rochetaillée-sur-Saône. L’écluse de Voies navigable de France (VNF) vient de laisser partir le « Pierre et Paul », un bateau « avec une barge », comme on dit dans le jargon. Sur les quais, quelques badauds ont observé la manœuvre. Après un léger stop, ils reprennent leurs activités.
Dans son « mirador », Christophe Dandrieux se gausse : « Vous l’avez raté de peu ».
Avec son point de vue en hauteur, l’éclusier-barragiste a tout ce qu’il faut pour observer cette petite prouesse technique. Onze caméras lui permettent de voir les différents points critiques des lieux. Une télé représente l’écluse et montre la hauteur d’eau sur chacune de ses parties, en aval, en amont et dans le sas.
Sur un écran, c’est le barrage et les niveaux d’eau qui sont représentés. Un autre montre les cinq clapets de cet édifice. Ces derniers s’ouvrent et se ferment pour réguler le flux d’eau. Il gère le niveau en amont du barrage.
Le « bief » du barragiste va jusqu’à l’écluse de Dracé, 45 kilomètres plus haut. En aval, le niveau est régulé par celui de Pierre-Bénite, une trentaine de kilomètres plus loin. Le professionnel veille. Avec ses deux casquettes, le quadra est un des derniers « éclusier-barragiste » du secteur.
Sur l’écluse de Rochetaillée-sur-Saône : « Quand ça cogne, ça fait trembler le mirador »
Quand un bateau approche, c’est l’écluse qu’il regarde. Longue de 190 mètres, large de 12, elle est capable de faire passer des bateaux gros gabarits de 185 mètres de long et 11 mètres de large.
Pendant longtemps, la Saône a été assaillie de petits navires de 38 mètres de long, type Freycinet. Aujourd’hui, des mastodontes empruntent la rivière. Ces convois sont capables de transporter 5 000 tonnes de marchandises, soit l’équivalent de 220 camions.
Pour prendre en compte leur taille, l’écluse a été rallongée de neuf mètres en 2017. Mais le passage reste technique. Sans surprise, les bateaux tapent parfois les bords avec leur inertie.
« Quand ça cogne en bas, ça tremble dans le mirador », affirme l’éclusier.
Pas de quoi inquiéter ce grand gaillard. Avec sa boucle sur l’oreille gauche et ses cheveux très courts coupés à la militaire, Christophe Dandrieux a la tête du marinier qui ne craint pas les intempéries. Le 1er avril 2022, il a célébré 30 ans passés à travailler sur l’écluse. Alors, la Saône, il connaît.
A Rochetaillée-sur-Saône : un éclusier fils d’éclusier, petit-fils de marinier
Comme souvent, chez les « gens du fleuve », la voie d’eau fait partie de sa vie depuis le plus jeune âge.
« Mon père était déjà éclusier-barragiste, note-t-il. Je crois que dans ma famille, on est marinier depuis sept générations. »
Né à Valenciennes, son père travaillait à l’écluse de Drancé, 45 kilomètres plus haut. Depuis 30 ans, il est sur un passage obligé pour descendre en direction de Lyon et Marseille. Résultat, il connaît « tout le monde ». Les mariniers, les touristes, mais aussi les restaurateurs des bords de Saône. Ces derniers l’appellent souvent pour savoir s’il y a des risques d’inondations avec les crues. Et évaluer s’il faut annuler un événement, un mariage, ou non.
« L’éclusier est entre les gens de la terre et les gens du fleuve », résume-t-il.
De l’écluse de Rochetaillée-sur-Saône, une surveillance de la Saône à temps plein
Avec les années, l’éclusier a vu arriver les nouvelles technologies. Initialement, son travail se faisait « à vue », en remplissant le « carnet de l’éclusier » pour indiquer les niveaux d’eau. Puis, il y a eu le minitel et, aujourd’hui, les écrans et le téléphone portable qui sonne directement en cas d’urgence.
Avec son gilet, il est avant tout la vigie des lieux, surveillant le passage des bateaux, réparant des pièces au besoin. Avec trois autres collègues, ils tournent de manière à être opérationnels 24 heures sur 24. Les bateaux passent de jour comme de nuit.
« Souvent, les bateaux touristiques naviguent de nuit, pour permettre à leurs clients de se réveiller dans un autre endroit », indique-t-il.
Pour être là en cas de pépin, les éclusiers sont logés juste à côté, dans la grande maison jaune aux volets rouge de VNF. Par sécurité, un groupe électrogène tourne afin d’être toujours ravitaillé en cas de problème. L’équipe peut toujours reprendre les commandes de façon manuelle.
En moyenne, ce sont 20 bateaux qui passent chaque jour le barrage. Avec des pics d’activité suivant les saisons. « Parfois, on en a sept ou huit qui se suivent à la suite », sourit l’éclusier. L’été, les paquebots débordant de touristes débarquent. Ils sont parfois accompagnés de quelques bateaux de plaisance.
« On est jamais seul, commente le grand marinier, très sociable. J’ai vu passer des Australiens, des Japonais… Il y a de tout ici ».
A Rochetaillée-sur-Saône, un point de vue sur le fleuve et sur l’activité économique
Puis, le reste du temps, ce sont des convois de marchandises. Plus de 1,6 million de tonnes de marchandises transitent chaque année par l’écluse de Couzon-Rochetaillée. Pendant la période des récoltes, des bateaux remplis de céréales redescendent la Saône. En hiver, ils descendent du sel en prévision du gel… Chaque période a ses spécificités.
L’éclusier a aussi le sentiment de voir défiler toute la vie économique du secteur par bateau.
« Pendant le confinement, on a eu beaucoup de passages de bateaux remplis de bois, en provenance de Villefranche-sur-Saône, se rappelle-t-il. Ils descendaient la Saône et le Rhône [vers la papeterie de Tarascon, ndlr] pour produire des masques. »
Pour ces embarcations, l’éclusier sert de repère. Malgré les sites indiquant la montée des niveaux d’eau, il est assez régulier qu’ils l’appellent afin de connaître les « cotes » de la Saône plusieurs jours à l’avance. Une obligation quand on a une hauteur trop importante. A Lyon, il est déjà arrivé que des bateaux restent coincés devant un pont, bloqué par un niveau d’eau trop haut.
Ses informations, il les délivre aussi au reste du monde économique. Les agriculteurs, par exemple, qui peuvent pomper dans la Saône pour alimenter leurs plantations, ont plutôt intérêt à connaître le niveau de cette dernière.
Eclusier-barragiste : un métier en voie de disparition
Du reste, le barragiste n’a pas le pouvoir de noyer Lyon. « Ça, c’est des conneries », rigole-t-il. Le barrage sert avant tout à réguler le courant. Comme à Pierre-Bénite, il alimente également une centrale électrique. Différence cependant : celle-ci n’appartient pas à VNF, mais à Engie (ex-EDF).
Bavard, Christophe Dandrieux aime à raconter son métier, ses rencontres avec les touristes, avec les mariniers… Loin du cliché de la vigie solitaire, il explique connaître tout le monde sur la Saône. Reste qu’il ne sait pas encore combien de temps cela durera.
« Dans trois ans, ce sera terminé », souffle-t-il, un brin inquiet.
Le métier, tel qu’il existe, devrait en effet bientôt disparaître. VNF projette de créer un centre de gestion de navigation, à l’image de celui de la Compagnie nationale du Rhône (CNR). À partir de Châteauneuf-du-Rhône, des techniciens de la CNR peuvent diriger les opérations en « téléconduites » sept jours sur sept, 24 h sur 24, sur les 14 écluses du Rhône.
Sur la « grande Saône », la plus grande partie de la rivière, ce centre pourrait permettre de commander à distance les cinq écluses. Un gain de productivité non négligeable pour l’entreprise. Mais, à terme, cela risque d’entraîner une perte de contacts humains pour les gens du fleuve. La fin d’une époque pour l’éclusier-barragiste qui semble, déjà, un peu nostalgique.
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