C’est une petite victoire pour les étrangers, les associations et les avocats qui se battent pour le droit d’accéder au service public. Le 3 juin, le Conseil d’État a rendu une décision sur la dématérialisation des demandes de séjour, permise par un décret du 24 mars 2021. La plus haute juridiction administrative française estime que :
« Pour certaines démarches particulièrement complexes et sensibles, le texte qui impose l’usage obligatoire d’un téléservice doit prévoir une solution de substitution : tel est le cas pour les demandes de titres de séjour. »
Le Conseil d’État ne remet pas en cause le principe de la mise en place d’un téléservice, mais estime qu’un accompagnement doit être mis en place, et en dernier recours une solution alternative :
« S’il apparaît que certains usagers sont dans l’impossibilité, malgré cet accompagnement, de recourir au téléservice, pour des raisons tenant à sa conception ou à son mode de fonctionnement, l’administration doit leur garantir une solution de substitution. »
Cette décision vient appuyer la lutte que mène le barreau de Lyon et la Cimade dans le Rhône. En mars 2021, deux recours ont été déposés devant le tribunal administratif de Lyon contre la préfecture du Rhône qui avait déjà mis en place la dématérialisation depuis 2020. L’un demandait la suspension en urgence de la dématérialisation et a été rejeté. L’autre, sur le fond, n’a pas été encore jugé.
Entretien avec Jean-Philippe Petit, co-président de la commission en droit des étrangers au barreau de Lyon :
Demande de titres de séjour : « une alternative à la dématérialisation doit d’ores et déjà être mise en place »
Rue89Lyon. Qu’apporte cette décision du Conseil d’État ?
Jean-Philippe Petit. Cette décision était attendue, puisque les dysfonctionnements de la dématérialisation ont atteint un tel niveau qu’aujourd’hui il n’y a pas d’accès au service public par l’usager étranger. Cela concerne bien sûr la préfecture du Rhône mais aussi d’autres préfectures.
Ce qui est intéressant dans cette décision, c’est la reconnaissance de la défaillance de l’Etat dans la dématérialisation. Il y a une annulation partielle du décret et de l’arrêté qui ont mis en place la dématérialisation.
Cette annulation partielle elle est à mon sens intéressante parce qu’elle donne une grille de lecture, même si elle n’est pas entièrement satisfaisante : elle rappelle que le téléservice est possible, mais il faut qu’il y ait des garanties. Et aujourd’hui aucune garantie n’a été mise en place sur le respect du principe d’effectivité d’accès au service public.
Le Conseil d’État nous dit que dans l’attente du correctif (du décret et des arrêtés, ndlr), il faut permettre le dépôt selon une autre modalité. La situation actuelle doit conduire à ce qu’une alternative à la dématérialisation soit d’ores et déjà mise en place. L’alternative est d’envisager une demande par courrier, ou de déposer sa demande en préfecture comme il était possible avant.
« Des dossiers de demande de titre de séjour attendent depuis près de deux ans »
Le Conseil d’État précise que cette solution de substitution doit être mise en place s’il est impossible de se servir du téléservice en raison de « sa conception ou de son mode de fonctionnement », quelles sont les obstacles actuels qui rentrent dans ces deux critères selon vous ?
Ce vocabulaire fait que l’on ne sait pas exactement ce que l’on peut faire rentrer dedans, c’est une insatisfaction. Le sens de la décision du Conseil d’Etat est de dire à l’État : “vous n’avez pas pensé à tout”.
Par exemple, les ressortissants Algériens dépendent d’un accord bilatéral de 1958. Quand ils justifient preuve à l’appui qu’ils résident depuis plus de dix ans en France, ils peuvent obtenir une carte de séjour temporaire de plein droit. Sur la plateforme, ce cas n’est pas prévu. Si l’on suit la grille de lecture du Conseil d’État, la conception de l’outil est défaillante.
Également, pour les régularisation on reste aujourd’hui sur des délais déraisonnables. La préfecture se donne un délai pour traiter les demandes sauf que nous avons alerté la préfecture en disant que des dossiers attendent depuis près de deux ans, qu’en est-il ? Vont-ils être classés sans suite ? Là on est sur une vraie difficulté de conception de l’outil, mais également de son mode de fonctionnement.
« Il n’y a pas assez de moyens pour instruire les demandes de titres de séjour à Lyon »
Ces délais de traitement des demandes sont-ils liés seulement à la mise en place du téléservice ?
Le vrai problème sera l’effectivité de la mise en place d’une alternative. Pour ça, il faudra revoir l’organisation des services de la préfecture et il faut des moyens renforcés pour qu’il y ait une véritable effectivité de l’accueil. Le téléservice a été mis en place trop vite et il n’y a pas eu la prise en compte des garanties d’accès au service public.
Aujourd’hui à Lyon, il n’y a pas assez de moyens pour instruire les demandes de convocation et ensuite pour instruire les dossiers, c’est-à-dire que pour préserver les droits des usagers étrangers. Donc on saisit de plus en plus de tribunal administratif de refus implicites de délivrance de titres.
Ce n’est satisfaisant pour personne. On en arrive à des situations qui étaient totalement inconnues de nos cabinets auparavant, où des personnes en France depuis plus de 10 ans, avec des enfants qui ont des titres de séjour, n’ont pas leurs propres titres renouvelés, par refus implicite. Cela crée une précarité administrative alors que nombre de ces personnes sont sorties depuis bien longtemps de la précarité financière et sociale.
Pour accueillir dignement en France, un renforcement des moyens budgétaires et humains est nécessaire. A minima, cette décision du Conseil d’État doit donner l’impulsion au niveau gouvernemental pour qu’il y ait une effectivité de l’accès au service public.
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