Sous une lumière néon bleutée, Robin et Anthony, aka Temsis et Demos, enregistrent un futur morceau. « On appauvrit l’Afrique, on exploite la Chine ! » Les punchlines fusent et les rappeurs déversent leurs indignations et leurs espoirs.
Chez un ami ingé son dans le 1er arrondissement de Lyon, c’est à l’étroit dans une chambre que les rappeurs enregistrent la majorité de leurs morceaux.
Devant le micro, Robin pose, recommence, trébuche sur la prononciation jusqu’à être satisfait. Anthony, lunettes sur le nez, ses cheveux roux tirés en arrière, est attentif et s’amuse des erreurs de son partenaire. Malgré des paroles parfois sombres, le duo s’amuse.
Le rap, du loisir au projet politique
Une heure plus tôt, les deux rappeurs se sont présentés bien plus sérieux. Le ton presque grave, devant un verre, les deux artistes de 28 ans et 27 ans détaillent leur projet artistique et politique. Depuis plus de six ans, ils forment le groupe « À Contre Sens », raccourci en ACS.
Ce qui était au départ un loisir, est devenu un « outil de lutte » selon leurs termes. Ils ont écumé plusieurs scènes et festivals de la région lyonnaise et Robin retrace :
« Au début, on faisait du rap un peu comme ça… Très rapidement est venue la question de quel rap on voulait faire. Et la réponse a été celle-là : un rap qui veut parler des oppressions de notre époque et du passé. »
Auditeurs attentifs de Keny Arkana, de Kery James, de Medine ou encore de Nekfeu, ces lyonnais d’adoption s’inscrivent dans une filiation du rap comme engagé, dénonciateur. Ils veulent diffuser des idées et « changer les imaginaires ».
Anticapitalisme, féminisme, antiracisme, écologie, et même antispécisme, ACS aborde tous les sujets pour « faire évoluer les mentalités ».
« À contre sens, on n’est pas qu’artistes / Le but c’est que les idées laissent des traces à vie / La violence n’est pas que celle qui casse la vitre / Révolution, faut qu’on fasse ça vite. »
Punchline tirée du morceau « Amphi Z » d’ACS
Mais pas question pour eux de singer le style des anciens du « rap conscient ». Dans leurs deux albums, « Partisan·e·s d’une nouvelle ère » et « Bâtir ensemble », les deux artistes ont pris les codes du rap actuel. Dans un de leur morceau à venir, les rappeurs ont choisi une instu « drill », un style particulièrement populaire. Robin explique :
« Il y a plein de choses intéressantes dans le rap moderne au niveau du flow, des techniques, des instrumentales. On veut faire un rap qui puisse accrocher par le fond et par la forme. Quitte à ce qu’au début il n’y ait que la forme qui accroche. Si tu aimes, tu réécoutes et tu adhéreras aux paroles ou tu te poseras des questions »
« Rap non-désengagé »
Temsis et Démos vont même jusqu’à écarter le terme « rap conscient » pour lui préférer « rap non-désengagé ». À l’inverse d’un rap qui se voudrait vidé de toute substance politique, ils prônent que tout morceau porte des valeurs ou une certaine vision du monde. La leur, ils l’ont développée grâce à une expérience syndicale et à un professeur de philosophie.
Anthony, ancien étudiant en sociologie à l’université Lyon 2, aujourd’hui assistant d’éducation, se souvient :
« Il nous a éveillés à la curiosité, au fait de se poser des questions sur le monde. Ce qui fait qu’après, on s’est intéressé à des sujets sociaux… »
Ce parcours universitaire se ressent dans le discours des deux rappeurs. Ils parlent de leur projet artistique avec des formulations réfléchies, qui deviennent presque des formules savantes. Un héritage dont Robin aimerait se détacher, lui qui avoue du bout des lèvres être passé par l’IEP de Lyon, mais qui l’a quitté pour faire de l’éducation populaire en périscolaire. Il explique :
« Tout art qui n’est pas en train d’essayer de changer les choses est un art qui maintient le monde dans l’état dans lequel il est. Un artiste, qui décide de ne pas aller à l’encontre du sens du vent capitaliste, maintient la girouette dans le même sens. »
Lorsque l’on regarde les deux compères faire du rap et que l’on écoute leurs morceaux, l’art prend vite toute sa place. Le texte est écrit en série de punchlines, les images sont percutantes, les refrains dynamiques.
Les deux artistes veulent défendre un rap fédérateur et porteur d’énergie. Un « egotrip collectif », sourient-ils. Robin donne un exemple :
« Dans le titre ‘Désarmons la police’, on utilise un slogan de manif : ‘Et c’est qui les casseurs, et c’est qui la racaille’. On le reprend de manière vénère, sur une grosse prod. Ça crée une ambiance avec une affirmation de soi, une forme de fierté. C’est ça qu’on essaie de transmettre. »
Des rappeurs investis à Lyon, sans s’y sentir attachés
Amis depuis l’adolescence, Robin et Anthony se sont connus à Marseille. Pour continuer de rapper ensemble, ils se sont rapprochés à Lyon.
En colocation dans le 7e arrondissement, ils ne se sentent pas particulièrement attachés à Lyon.
« Tu n’es pas obligé de te sentir appartenir dans ton ADN au quartier ou à la ville dans laquelle tu vis pour faire des choses localement », résume Robin.
Pour autant, l’influence de Lyon ressort dans leurs morceaux.
« Ici, on ne pense plus qu’à une seule personne, Anas », lancent-ils dans leur morceau O.D en référence à l’étudiant qui s’est immolé devant le Crous de Lyon en 2019.
Un autre morceau s’intitule Amphi Z, en référence à un squat ouvert pour loger des migrants à Villeurbanne en 2018. L’occasion pour Temsis et Demos de dénoncer les conditions d’accueil des réfugiés et migrants en France.
« ACS » commence par ailleurs à se faire connaître sur la scène lyonnaise. Le duo a écumé plusieurs scènes locales : au Toï Toï, au Kraspek, lors de soirées de soutien, ou pour des festivals place Mazagran ou place Guichard, jusqu’à l’Antifafest à Villeurbanne. Depuis, le groupe s’est exporté et a joué à Rennes, Lausanne, Marseille ou Genève.
Mais trouver des salles pour se produire n’est pas chose aisée. Anthony raconte :
« On a fait beaucoup de scènes ouvertes au début, pas forcément que rap, du slam aussi. Petit à petit, on s’est mis à pouvoir faire des petits concerts dans des bars et, de fil en aiguille, on a sorti des disques puis on a fait pas mal de concerts. Plus tu en fais, plus tu t’améliores -et tu as des gens qui t’appellent. Trouver sa place, c’est compliqué, il faut se rendre visible. »
Pour le duo lyonnais ACS, percer avec du rap politique, « c’est compliqué »
Pour ACS, l’objectif est de vivre du rap. L’occasion d’être plus sereins au quotidien, plutôt que de compter sur le SMIC qu’ils gagnent à peine chacun. Pour l’instant les rappeurs s’appuient sur leur cercle amical pour produire leur musique, avec un ami ingé son et un autre beatmakeur, qui crée la plupart de leurs parties instrumentales. Pour autant, ils ne veulent pas jouer sur l’étiquette d’un rap « homemade » :
« Ça nous est imposé car on n’a pas de structure, pas de possibilité de faire ça avec plus de moyens. Mais on a toujours envie que ça grossisse pour avoir une parole publique », constate Anthony.
L’objectif est toujours double. Les rappeurs ne veulent pas « percer pour percer ».
« La baraque, la piscine, la voiture, pas la vie qu’on adule », écrivent-ils dans leur titre ‘Carlos Ghosn’. Faire grandir leur audience, c’est surtout l’occasion de porter leurs messages à plus de personnes. Pour ça, ils aimeraient trouver une structure pour les produire et les encadrer, mais ce n’est pas chose aisée.
« Je pense que vu la musique qu’on fait, on ne sera pas sélectionnés en premier. Sans dire qu’on va nous censurer », détaille Robin. Il explique que les critères recherchés aujourd’hui sont plus centrés autour d’une « esthétique visuelle » ou de « postures qui font que tu vas être identifié facilement ».
Alors pour commencer, le rappeur aimerait recréer du lien avec d’autres artistes et que le milieu « ouvre une porte au débat et à la confrontation d’idées ».
« Ça ferait plaisir de m’asseoir sur un canapé avec une dizaine de potes artistes et qu’on discute, qu’on se décortique nos textes, nos postures et qu’on se donne des conseils », conclut-il.
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