Il fait humide, gris et froid en cette fin de mois de décembre. Un temps idéal pour aller voir un film au cinéma. Justement, un petit ciné de quartier se cache au 61 de la rue d’Inkermann, blotti tout contre l’église Notre-Dame-de-Bellecombe, dans le 6e arrondissement de Lyon.
Depuis la rue, il passe inaperçu derrière un haut portail en fer. Pourtant, le cinéma Bellecombe tourne depuis 1935.
A 60 ans, Françoise Adrien habite dans le quartier depuis 20 ans. Cette informaticienne à l’allure dynamique, de grandes lunettes perchées sur le nez, est également « trésorière, projectionniste et caissière » au cinéma Bellecombe, depuis six ans.
« Un jour, je suis allée voir avec une copine si le cinéma de quartier avait besoin de bénévoles », raconte-t-elle en ouvrant l’imposant portail qui masque l’entrée du cinéma.
Derrière, les enfants de l’école primaire voisine suent à grosses gouttes en courant autour de la piste d’athlétisme peinte sur le goudron. La porte d’entrée du cinéma se découpe en rouge vif sur une façade crème, au fond de la cour.
« Le dimanche, il y a des gens qui promènent leur chien et entrent dans la cour. Ils nous disent qu’ils ne pensaient pas que le cinéma serait ouvert », commente Françoise Adrien en riant.
A Lyon 6e, un cinéma de quartier depuis 1935
Une fois le seuil du cinéma franchi, avant même de voir un film, c’est un voyage dans le temps qui attend les spectateurs. A gauche de l’entrée, une vénérable caisse enregistreuse mécanique distribue des tickets colorés et numérotés. Dans la salle, d’une capacité de 270 places, des rangées de sièges en cuir rouge et en bois, alignés sur un beau parquet à chevrons. Un lourd rideau rouge camoufle l’écran, encadré par un piano droit et une vieille caméra sur pied.
En dehors des périodes de crise sanitaire, une ouvreuse passe dans la salle pour vendre des glaces.
L’aventure de ce petit cinéma de quartier commence à la fin du XIXe siècle. A cette époque, la paroisse de Notre-Dame de Bellecombe, du nom de l’église qui jouxte le cinéma, fait construire une salle de théâtre grâce aux dons de familles de Lyon.
Pendant la Première guerre mondiale, la salle est transformée en annexe de l’hôpital des Charmettes. Dans l’entre-deux guerres, l’association de bienfaisance des Charmettes (ABC), qui gère toujours le cinéma, voit le jour. En 1935, la salle de théâtre fait aussi office de cinéma, une fonction qu’elle gardera jusqu’à aujourd’hui. Dans les années 1970, elle devient un cinéma à part entière, même si une scène existe toujours, sous le rideau rouge.
« Ce cinéma a survécu à la Seconde guerre mondiale et à l’arrivée de la télévision, s’amuse Françoise Adrien en grimpant d’un pas vif l’escalier qui mène à l’étroite cabine de projection. Son but, c’est d’être un cinéma de quartier pour le public local, avec une programmation pour tous les âges. On n’augmente pas les prix, on essaie plutôt d’augmenter le nombre de spectateurs. »
« Un noyau dur d’habitants du quartier qui s’investissent dans le cinéma »
Pour faire tourner le cinéma, pas moins d’une trentaine de bénévoles de l’association ABC s’activent à la caisse, à la projection ou au contrôle des pass sanitaires, depuis l’arrivée du coronavirus. Chaque séance nécessite ainsi impérativement la présence d’au moins trois personnes. D’autres sont en charge de l’édition du programme sur internet, des affiches ou encore des réseaux sociaux.
Heureusement, le cinéma Bellecombe peut compter sur des nouvelles recrues régulièrement.
« Nous avons des jeunes qui ont la vingtaine ou la trentaine, qui sont venus par hasard une fois et qui sont restés, précise Françoise Adrien. Il y a notamment un jeune homme de 21 ans en études de gestion qui fait très bien la caisse.
Nous avons un bon noyau dur d’habitants du quartier qui ont entre 45 et 65 ans et qui s’investissent dans le cinéma depuis environ cinq ans.
Et il y a aussi des anciens. Nous avons une bénévole qui a tenu la caisse jusqu’à ses 80 ans ! »
Pour Françoise Adrien, cet investissement est largement récompensé par ce moment « magique » où elle s’assoit sur un strapontin au fond d’une salle silencieuse, attendant que les premières notes du générique du film retentissent.
« On ne veut pas concurrencer l’Astoria, on vise les gens du quartier »
Des séances bon marché et des films pour tous les goûts, voilà la recette miracle du cinéma Bellecombe. En 2019, il a explosé son record avec 11 626 entrées sur dix mois.
Le cinéma propose cinq séances par semaine, réfléchies en fonction des goûts et des habitudes des habitant·es du quartier.
« Le mercredi soir, c’est le soir des cinéphiles où on va passer le dernier Almodóvar par exemple, explique Françoise Adrien. Le vendredi, c’est la soirée des ados et leurs parents donc ce sera plutôt un Marvel. On a en moyenne une trentaine de spectateurs par séance. Le dimanche, à 17h, c’est là qu’il y a le plus de monde. »
A l’affiche en cette fin du mois de décembre, le biopic « House of Gucci » et le dessin animé Disney « Encanto », que l’on retrouve dans la programmation des cinémas Pathé, ou encore le western « Cry Macho » de Clint Eastwood. Début janvier, le dernier Almodóvar, « Madres paralelas », et le dernier Spielberg, « West Side Story », sont au programme ainsi que « Mystère », un film d’aventure tourné dans le Cantal.
En cohérence avec l’ambiance surannée des lieux, le cinéma Bellecombe a utilisé un vieux projecteur 35 mm à bobines jusqu’en 2012, date à laquelle une subvention régionale leur a permis d’investir finalement dans du matériel numérique. Comme une pièce de musée, le vieux projecteur trône toujours dans la cabine, entouré de bobines.
Dany Boon au cinéma Bellecombe : « C’est génial, vous êtes le seul multiplexe à une salle ! »
Chaque mois, les bénévoles se réunissent pour choisir les films qui seront diffusés le mois suivant. En raison de son faible nombre de séances hebdomadaires, le cinéma Bellecombe reçoit les films tardivement, quatre mois après les sorties officielles.
Un décalage qui ne gêne pas les bénévoles, au contraire.
« On est un peu maîtres de notre programmation, affirme Françoise Adrien, penchée sur l’ordinateur qui diffusera le film d’aujourd’hui. On ne veut pas concurrencer l’Astoria, on vise les gens du quartier. »
Des étoiles dans les yeux, elle raconte la venue dans leur petit cinéma de quartier de Dany Boon pour l’avant-première du film « Le Dindon », en 2019.
L’acteur se serait alors exclamé : « C’est génial, vous êtes le seul multiplexe à une salle ! »
Un cinéma qui s’adapte au quartier Bellecombe, en pleine mutation
Depuis les années 1930, le quartier Bellecombe a bien changé. Françoise Adrien, qui y habite depuis 20 ans, l’a vu se transformer à toute vitesse ces dernières années. L’hôpital des Charmettes a été détruit, et les anciennes blanchisseries des HCL ont été reconverties en appartements. De nouveaux immeubles poussent comme des champignons, attirant des jeunes couples et des familles avec des enfants en bas âge.
Le cinéma Bellecombe compte bien proposer une programmation sur-mesure à ces nouveaux habitants-là aussi.
« On essaie d’attirer ces trentenaires avec leurs enfants, de leur dire qu’ils ont un appartement dans le quartier, et le cinéma avec ! sourit Françoise Adrien. On propose par exemple des séances de 40 minutes pour les enfants à partir de 3 ans. »
Pour faire connaître le cinéma, les bénévoles ne lésinent pas sur leurs efforts. La grande enseigne lumineuse du cinéma a été réparée et brille désormais le soir au-dessus de la rue d’Inkermann. A gauche du grand portail, des panneaux vitrés ont été apposés pour présenter les films à l’affiche. Les bénévoles écument chaque mois les commerces du coin pour y déposer le programme.
« On est bien implantés dans le quartier, assure Françoise Adrien. Si on a du retard, les gens nous réclament le programme. »
L’association ABC entretient des liens étroits avec la paroisse, tout comme avec la mairie du 6e arrondissement de Lyon.
« On dépose des programmes au fond de l’église, ça marche bien. On a même organisé une séance avec la paroisse, on a projeté le film « Fatima ». Pour Noël, la mairie du 6e offrait une séance pour le dessin-animé « Niko le petit renne ». »
Régulièrement, le cinéma accueille les élèves de l’école privée voisine Notre-Dame-de-Bellecombe, ainsi que ceux de l’école publique Antoine Rémond, à deux pas de là.
« Le but du cinéma Bellecombe, c’est de rassembler les gens »
Comme pour beaucoup de structures, la crise sanitaire a été rude pour le cinéma Bellecombe. Françoise Adrien se souvient encore de l’annonce brutale de la fermeture des cinémas, le 14 mars 2020, juste après la séance du samedi, et de la quantité de glaces qu’il a fallu vendre dans le quartier pour écouler le stock.
« Nous avons eu des aides du CNC, comme les autres cinémas, tempère-t-elle. Quand nous avons pu rouvrir, nous avons fait en sorte d’espacer les séances, au cas où. Les gens se sont bien mis au masque, au gel et au pass sanitaire. Nous n’avons jamais eu de problème ou de scandale à cause de ça. »
Au-delà de la projection de films, le cinéma Bellecombe tient un rôle social dans le quartier, qui a été mis à mal pendant la crise sanitaire.
« On a des gens qui viennent tous seuls, des personnes isolées, âgées, avec qui on prend le temps de discuter. Il y en a même qui ont leur place favorite, comme dans leur salon ! Le but de ce cinéma, c’est de rassembler les gens. »
Alors, pendant la fermeture du cinéma, les bénévoles ont organisé des distributions de paniers de producteurs dans la cour.
Ni la Seconde guerre mondiale, ni la télévision, ni l’arrivée massive du numérique, ni la crise sanitaire ne seront venus à bout du petit cinéma de quartier. Dès sa réouverture, les habitué·es ont retrouvé leur siège, et les bénévoles comptent bien étoffer leur programmation pour attirer de nouveaux spectateurs·rices.
Françoise Adrien n’est pas inquiète pour la suite.
« Il survit, ce cinéma, » lance-t-elle en riant avant d’aller s’enquérir du prochain film à faire tourner.
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