« Monsieur, le 28 août 2021, à Lyon, vous êtes accusé d’avoir commis des violences n’ayant entraîné aucune ITT, sur une personne non identifiée. »
Par cette phrase, la présidente du tribunal donne le coup d’envoi d’une audience qui durera près de dix heures. Elle résume aussi toute la minceur du dossier dont il est question, qui n’a pas empêché le parquet de Lyon de s’en auto-saisir.
Ce jeudi 4 novembre, sept hommes sont accusés d’avoir porté des coups à des militants de Civitas, un parti politique catholique intégriste, lors de la manifestation anti-pass sanitaire du 28 août dernier. Cette rixe n’a cependant été suivie d’aucune plainte du côté des victimes présumées. Pour les cinq avocats de la défense, l’affaire est symptomatique d’un dysfonctionnement de la justice, en particulier à Lyon.
Rixe entre les antifas et Civitas : qui a commencé ?
La salle d’audience du tribunal est pleine à craquer. Famille, amis, sympathisants venus soutenir les sept accusés qui passent en comparution immédiate à délai différé. Trois d’entre eux font leur apparition dans une cage en verre, escortés par les forces de l’ordre. Depuis leur interpellation le 21 septembre dernier, ils dorment en prison dans le cadre d’une détention provisoire. Les quatre autres ont été laissés libres suite à leur garde-à-vue, et placés sous contrôle judiciaire.
Deux des accusés, la petite vingtaine, semblent particulièrement mal à l’aise sur les bancs de la salle d’audience, encadrés par leur famille. Dans le box en verre, deux autres prévenus ont une trentaine d’années tandis que le troisième a la cinquantaine bien tassée. Avec ses cheveux blancs et son gilet en maille, il se démarque des autres accusés en jeans et vestes de survêtement.
Pour comprendre comment ces sept hommes, qui ne semblent pas avoir grand-chose en commun, ont atterri au tribunal correctionnel de Lyon, il faut remonter au 28 août dernier.
Ce jour-là , deux manifestations anti-pass sanitaire défilaient dans les rues de Lyon, l’une plutôt fréquentée par des militants de gauche et des Gilets jaunes, l’autre par des groupes aux tendances droitières. Quelques incidents classiques en manifestation ont été rapportés par les forces de l’ordre sur le premier cortège.
Rue Sala, vers 17h30, une bagarre éclate entre différentes personnes. Difficile de dire ce qu’il s’est passé, mais les sept hommes présents à la barre sont accusés d’avoir porté, qui des coups de pied, qui des coups de poing, à trois militants de Civitas. Interrogés les uns après les autres, les accusés ne nient pas les violences, mais expliquent tous avoir réagi ainsi pour se défendre de ces mêmes militants de Civitas.
A.F. est le premier à être interrogé. Derrière la vitre du box, sa voix se casse quand il prend la parole.
« Il y avait deux manifestations contre le pass sanitaire. Je me suis rendu à celle qui était plutôt de gauche, l’autre je ne voulais pas y aller à cause de la présence de groupes complotistes et d’extrême droite. Ça s’est très bien passé, j’y suis allé avec mes petites sœurs. »
Jusqu’à ce que A.F. aperçoive un jeune homme arborant des stickers de Civitas.
« Civitas est un groupe antisémite, raciste et homophobe. C’est pas des opinions qu’ils ont, c’est des délits ambulants. J’ai demandé à l’homme de partir. Il a rigolé et m’a dit d’aller me faire foutre. Là, deux autres personnes m’ont saisi par les bras et il a essayé de me donner un coup de poing. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de me défendre. »
Le deuxième jeune homme à passer à la barre, L.B., raconte des faits presque similaire. Il s’exprime d’une voix claire et assurée, ses lunettes et ses vêtements sobres achevant de lui donner un air de premier de la classe.
« J’ai vu un groupe de personnes qui hurlaient le slogan antisémite « Qui ? ». Je suis de famille juive. Pour moi, entendre ce slogan dans l’espace public est intolérable. Je ne l’ai pas aujourd’hui, mais normalement je porte une étoile de David en pendentif. Ces personnes m’ont traité de sale Juif et m’ont frappé plusieurs fois. »
S’ils s’expriment avec moins d’assurance, les cinq autres accusés, A.D., M. B., M. H., H. Q. et T. S. racontent la même histoire.
« Quand je suis arrivé, il y avait de la bagarre, explique le plus âgé, T. S. Il y avait un gros avec une couette, là, j’ai dû me défendre. Je lui ai mis une patate. Sinon, me bagarrer, c’est pas trop mon délire. »
Une vidéo inexploitable et tronquée dans le dossier
Systématiquement, la réponse de la présidente du tribunal est la même : « On ne voit pas ça. » Elle a sous les yeux les images tirées de la vidéosurveillance de la Ville de Lyon, qui montrent une partie de l’altercation entre les sept hommes et les militants de Civitas.
« C’est parce que ça s’est passé avant ! » lui répondent invariablement les accusés.
Les avocats de la défense expliquent avoir tenté de visionner la copie de cette vidéo qui leur a été envoyée, en vain. La présidente décide d’essayer à son tour. Sur l’écran du tribunal, s’affiche ce message sans appel : « Votre média ne peut pas être ouvert. »
Une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, qui n’a pas été utilisée lors du jugement, montre le début de la rixe. On y voit distinctement un militant de Civitas, reconnaissable à sa chemise blanche, envoyer des coups de pied dignes d’un film d’arts martiaux à A.F. notamment.
Le cas de cette vidéo n’est pas le seul élément troublant de ce dossier. Les avocats de la défense font également remarquer que l’officier de police judiciaire qui a ouvert une enquête suite à la rixe du 28 août n’a pas jugé bon d’en avertir le parquet immédiatement. Il aurait attendu trois jours avant de le faire. Ce même policier aurait ensuite contacté un certain D.B. de Civitas, une des victimes présumées, qui lui aurait affirmé ne pas souhaiter porter plainte et vouloir rester anonyme. Mais ce dernier n’a pas été entendu. Pendant cette enquête, les données de géolocalisation des téléphones des sept accusés ont été utilisées, y compris dans le courant du mois de septembre.
Quant aux perquisitions faites à leurs domiciles, les avocats de la défense questionnent l’absence dans le dossier de la requête du Ministère public à ce sujet.
« Cette enquête a été faite en roule libre, en dehors de tout contrôle du parquet », conclut Olivier Forray, l’avocat de quatre des accusés.
« Appartenez-vous au GALE ? »
Régulièrement, une question revient dans la bouche de la présidente :
« Appartenez-vous à un groupe ? Appartenez-vous au GALE ? Qu’est-ce que ça signifie, dites-le moi ? »
« Le GALE », pour Groupe antifasciste Lyon et environs, est une organisation antifasciste d’extrême gauche bien connue à Lyon. Les sept accusés nient toute appartenance à celle-ci mais revendiquent leur antifascisme. Dans le téléphone de l’un d’eux, M.B., des vidéos et des photos antifascistes sont retrouvées, ainsi que des autocollants antifascistes à son domicile. Dans la chambre d’un autre, H.Q., deux livres sur l’anarchisme ont été retenus comme éléments à charge. Cette insistance du tribunal sur la supposée appartenance des accusés à un groupe antifasciste n’échappe pas aux avocats de la défense.
« L’idée de l’antifascisme n’est interdite nulle part, rappelle Agnès Bouquin, avocate de quatre des accusés aux côtés de Olivier Forray. C’est la construction même de notre démocratie. C’est le préambule de la Constitution de 1946. On est tous antifascistes. Evidemment. »
« Exprimer des idées fascistes est puni par le code pénal, insiste Amandine Fabrègue, avocat de A.D. On ne peut pas uniquement mettre dos à dos deux groupes avec des convictions qui se vaudraient. L’un des deux a des convictions interdites par la loi que nous tentons de faire respecter. »
Le procureur de la République a déroulé un court réquisitoire. A plusieurs reprises, il utilise les termes « un déchaînement de violences » pour qualifier les faits qui se sont déroulés le 28 août dernier. Redressant la tête, il conclut son propos par cette affirmation :
« La loi aussi s’oppose aux pensées racistes, homophobes et antisémites ! »
A ces mots, la salle d’audience explose de rire.
« Il y a un déficit d’instruction civique majeur dans cette salle », s’écrie le procureur d’un ton courroucé.
Les rires s’éteignent bien vite quand il annonce les sanctions qu’il requiert à l’encontre des sept accusés. Pour tous il demande des peines de prison qui vont de deux mois avec sursis pour L.B. à 1 ou 2 ans de prison ferme et un retour en cellule dès ce soir pour les trois accusés dans le box en verre, dont A.F.
« C’est complètement délirant ! s’emporte le père du jeune homme, les larmes aux yeux. Quand on compare aux violences commises par l’extrême droite… C’est un procès politique qui n’aurait pas dû être jugé ici ! »
« Qu’est-ce qui se passe à Lyon ? L’antifascisme y est devenu un crime ! »
Dans leur plaidoirie, les cinq avocats de la défense dénoncent tous un dossier « bancal » et « mal ficelé ».
« Cette procédure ne fait pas honneur à la justice, tacle Amandine Fabrègue. On a trois victimes qui ne se considèrent pas comme telles, elles ne portent pas plainte et il n’y a pas d’ITT. On accepte que l’identité de ces trois personnes de Civitas soit tenue secrète, on ne les entend pas. Il y a une définition des agresseurs et des victimes qui a été faite de façon arbitraire par les services de police. C’est une enquête totalement à charge, qui ne permet pas de faire émerger la vérité. »
« Je trouve ça insultant envers vous, que des policiers se sentent autorisés à vous faire voir ce qu’il faut que vous voyez ! » renchérit Carine Monzat, l’avocat de T.S., le doyen des accusés.
Car c’est bien là que réside le problème majeur de ce dossier, selon les avocats : ils accusent les policiers d’avoir sciemment escamoté une partie de la vérité sur les faits en ne transmettant au parquet que des morceaux choisis de la vidéosurveillance de la Ville de Lyon.
« Il y a un désagréable sentiment que si vous êtes antifa vous irez au tribunal correctionnel et si vous êtes un facho vous aurez porte ouverte, énonce lentement Olivier Forray. Pourquoi l’égalité devant la loi n’existe pas selon que vous êtes antifa ou d’extrême droite ? C’est un problème lyonnais. »
Pour étayer ses dires, l’avocat énumère les dernières affaires de violences dans lesquelles l’extrême droite s’est illustrée à Lyon :
« La dernière plainte déposée par les gérants de la librairie La Plume noire [attaquée à plusieurs reprises par l’extrême droite, ndlr] a été classée sans suite pour recherches infructueuses. L’avant-dernière plainte est restée dans le tiroir du commissariat. La plainte de la Pinte douce [bar de la Croix-Rousse attaqué par l’extrême droite en décembre 2019, ndlr] a été classée sans suite pour infraction non caractérisée. »
Et de conclure cette longue audience par ces mots :
« Qu’est-ce qui se passe à Lyon ? L’antifascisme y est devenu un crime ! »
Trois relaxes et quatre amendes pour les sept antifas de Lyon
En attendant que la cour rende son verdict, les proches des accusés tournent anxieusement en rond dans le hall du tribunal, alternant les allers-retours aux toilettes crasseuses du tribunal et les cafés arrachés à grand peine de distributeurs poussifs. Ils craignent que les accusés écopent de mois de prison ferme.
Quand la cour fait de nouveau son apparition dans la salle d’audience, les conversations, les bruits de mastication et les froissements de papiers cessent immédiatement. Toute la salle semble retentir son souffle quand la présidente prend la parole.
Elle a retenu deux exceptions de nullité concernant la réquisition de la vidéosurveillance auprès du Centre de supervision urbaine de la Ville de Lyon et l’utilisation des données de géolocalisation. Ce qui a annulé la plupart des PV.
Soudain, un tonnerre d’applaudissements fait vibrer les murs de la salle d’audience, et les cris de « Lyon ! Lyon ! Antifa ! » résonnent. Pour trois accusés, H.Q., M.B. et A.D., c’est la relaxe totale. Les quatre autres sont déclarés coupables de violences n’ayant entraîné aucune ITT et condamnés à payer une contravention de 4e classe, à savoir 300 euros. A.F. et L.B. écopent en plus d’un mois de prison avec sursis chacun, respectivement pour avoir refusé de donner le code de déverrouillage de son téléphone portable pour l’un, et pour avoir refusé un prélèvement ADN pour l’autre. Les sept accusés écoutent le détail des peines d’une oreille distraite. Sous les masques, on devine de larges sourires.
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