L’Influx souhaite que cette série d’interviews pourra « concourir à la visibilité de leur parcours, de leurs réalisations et donne à voir la multiplicité des métiers qu’elles occupent ».
Première d’entre elles : Sophie Broyer. De ses débuts en tant que bénévole à ses postes de programmatrice (Antipode à Rennes, l’Épicerie Moderne à Feyzin), cette lyonnaise a tissé un parcours riche et varié, qui l’a menée entre autres à des missions de formation au management dans le secteur culturel. Elle est aujourd’hui conseillère artistique musique, responsable des productions des Nuits de Fourvière.
« L’Épicerie moderne est un projet génial avec une liberté artistique et une souplesse incroyable »
L’Influx : Quel est votre parcours, comment vous a-t-il menée jusqu’au métier que vous avez aujourd’hui ?
Sophie Broyer : J’ai débuté dans l’éducation populaire. J’ai travaillé 10 ans dans le socioculturel en tant qu’animatrice, responsable d’équipe et formatrice. Tout en faisant mes études. C’est en faisant mon stage de DEFA (ancien DEPJPS) que j’ai pu créer une mission de médiation dans une SMAC à Rennes qui était aussi une MJC.
En parallèle j’étais déjà bénévole sur les concerts, sur tous les postes, et je passais toutes mes soirées là-bas. Il y avait une programmation très rock avec des publics très différents (punk, ska, métal etc.). Suite au départ du coordinateur, il m’a proposé de postuler sur son poste.
C’était un peu fou comme pari car j’étais jeune et je n’avais jamais fait de programmation. J’ai eu le poste. Je me suis lancée dans cette aventure qui a duré 6 ans. J’ai pu expérimenter beaucoup de choses : le management, la création, l’accompagnement d’artistes, la programmation etc. Les conditions étaient difficiles. Peu de moyens et beaucoup d’heures de travail.
J’ai donc commencé à regarder ailleurs et j’ai postulé à l’Épicerie moderne sur le poste de direction programmation. J’y suis restée 6 ans. C’est un projet génial avec une liberté artistique et une souplesse incroyable. Avec l’équipe nous partagions vraiment les choix artistiques, les envies de défendre des esthétiques moins connues et nous avons eu des magnifiques moments de live.
Mais la direction d’une structure peut être très chronophage et comme j’avais enchaîné les deux postes, au bout de 12 ans cumulés, j’ai décidé de faire autre chose. Je suis donc partie à l’aventure, prendre du temps pour moi, voyager, me former, passer du temps avec ma famille et mes amis. J’ai adoré cette période, même si elle était source d’angoisses financières, j’ai pu expérimenter plein de pistes pour développer ma curiosité et mes compétences.
J’ai donc fait quelques missions pour la Halle Tony Garnier, pour les Inouïs du Printemps de Bourges, j’ai accompagné la fusion des réseaux Musiques Actuelles en région, et j’ai même travaillé à l’Opéra de Lyon pendant une saison en tant que responsable du service de la médiation. Un tout autre monde !
Toujours en parallèle de cette période d’expérimentation, et suite à mon accompagnement sur les réseaux, j’ai créé ma boîte, Trente-trois, afin de proposer des accompagnements aux structures sur l’organisation du travail, la prévention des risques psychosociaux, et le management. Je suis passionnée par notre rapport au travail. Quelle place il a dans nos vies, comment on s’en empare et notamment dans le milieu culturel qui est très spécifique ? Je commençais à avoir pas mal de formations, d’ateliers et d’accompagnement et je faisais même un petit remplacement en programmation dans une super SMAC du Jura, Le moulin de Brainans. J’étais contente de retrouver l’artistique.
Et là, l’équipe des Nuits de Fourvière m’a contactée (j’ai toujours adoré ce lieu, je trouve que le rapport public artiste est particulier). J’ai donc décidé de replonger dans un CDI et me voilà conseillère artistique et responsable des productions sur le festival. Je conserve ma boîte et je continue à faire quelques ateliers et formations dès que le temps me le permet.
Pouvez-vous décrire votre métier ?
Avec Dominique Delorme [le directeur des Nuits de Fourvière, ndlr], nous échangeons sur des idées de programmation. Je suis spécialisée sur la musique et je gère les relations avec les tourneurs. Nous construisons la programmation du festival et nous produisons aussi quelques créations. Mais ayant commencé en mai 2020 avec une édition annulée, j’ai géré des reports et des annulations.
Pendant le festival, je suis en charge du service des productions. J’ai une équipe d’une dizaine de personnes. Nous organisons l’accueil des artistes, les transports, le catering, les hébergements, les petites faims à minuit ou les demandes surprises. C’est un service génial car nous travaillons avec tous les corps de métiers.
« Dans la musique, le harcèlement, les brimades, les humiliations sont souvent envers des femmes (et des hommes) qui n’ont pas le pouvoir de responsabilité »
Dans votre parcours, vous avez très tôt pris des postes à responsabilités dans des salles de concerts : est-ce que le fait d’être une femme dans un milieu très masculin a pu ajouter à la difficulté de ce type de poste ?
Oui. Mais à l’époque (il y a 20 ans) ce n’était pas vraiment vécu comme tel. On ne parlait pas de féminisme dans ce milieu. Je pensais surtout que c’était parce que j’étais jeune qu’il fallait que je fasse mes preuves. Mais avec le recul et surtout avec l’éducation au féminisme que j’ai pu entreprendre depuis plusieurs années, je m’aperçois qu’il y a eu aussi beaucoup d’entraves dues à mon genre. C’était, et c’est encore, un milieu à majorité masculine. Il y a des propos, des actes, foncièrement sexistes et violents.
J’ai pu assister (et réagir) à ce type de comportements régulièrement. Mais pas envers moi. Comme j’étais en situation de responsabilité très tôt, ma condition de femme n’était pas attaquée aussi directement. En effet, le harcèlement, les brimades, les humiliations, les propos sexistes clairs et violents, sont souvent envers des femmes (et des hommes) qui n’ont pas le pouvoir de responsabilité.
Tout est question de domination et d’emprise. Mais la discrimination envers les femmes peut être plus pernicieuse, plus latente. Elle peut même être inconsciente. Elle est aussi dans des petits mots au quotidien, des gestes, des réflexions… Elle vient de vos pairs, de votre entourage, de partout.
C’est cela qui, sur le long terme et inexorablement, griffe votre légitimité et vous fait douter de vos capacités. Il y a encore beaucoup de travail à faire, beaucoup de déconstruction des stéréotypes de genre, et ce, de la part des hommes et des femmes.
Quelles sont les figures qui vous ont marquée dans votre parcours ? Auxquelles vous avez pu vous identifier, ou qui ont compté dans votre construction personnelle ? Au contraire, y a-t-il des figures qui vous ont manqué dans cette identification ?
Je suis arrivée dans le monde des concerts parce que j’aimais la musique et le live. Mais surtout, j’ai commencé à voir des artistes comme P.J Harvey (qui, en plus, à l’époque, avait une batteuse avec elle), ces figures de femmes dans le rock ont eu beaucoup d’influence sur moi. Je ne voulais pas être chanteuse mais grâce à elles, qui avait l’air de tout gérer, de maitriser leur image, leur art, j’ai eu l’impression qu’il était possible d’être une femme dans ce milieu. Et que c’était même plutôt classe.
A cette époque (début 2000), rares étaient les figures féminines professionnelles et donc non je n’ai eu aucune identification possible sur mes postes. Je me suis plus identifiée à une façon de faire, un type de programmation, auprès de programmateurs dont j’aimais le travail et la façon de travailler.
J’ai commencé à ressentir le sexisme à partir du moment où les hommes étaient en groupe autour de moi : l’équipe technique, le groupe de programmateurs ou directeurs lors d’un séminaire national, etc. En individuel, je n’ai presque jamais eu de problème de ce type-là au travail. Mais j’étais déjà en position de management donc de « pouvoir », et le harcèlement au travail encore une fois ne se fait pas dans ce sens-là.
« Il ne faut pas condamner les festivals ou salles qui ne programment pas assez de femmes. Il faut les accompagner »
Une étude du CNM sur la visibilité des femmes dans les festivals de musique vient de paraître : le constat global est net, les femmes sont bien moins programmées que les hommes, qu’elles soient artiste solo ou musiciennes dans des groupes (seulement 14% des artistes programmés en 2019). Ce n’est pas la première étude sur le sujet, et on peut dire que c’est un des enjeux dont les salles de concerts et festivals devront s’emparer, ou se sont déjà emparés.
J’imagine que les Nuits de Fourvière travaillent sur cette question, qu’allez-vous proposer pour que les artistes femmes puissent accéder plus facilement à la scène ? Grâce à votre expérience dans le milieu musical quels freins avez-vous pu identifier dans la carrière des artistes femmes ?
Qu’allons-nous proposer ? Surtout pas un plateau annoncé et revendiqué comme 100% féminin ! Je ne supporte plus ça. Il se pourrait qu’il y ait effectivement des plateaux 100% féminin (et encore c’est extrêmement rare si vous comptez toutes les personnes présentes sur scène). Mais je ne veux surtout pas qu’on le remarque. J’aimerais qu’on assiste à un plateau féminin sans se dire : ‘c’était une soirée filles’. Non. C’était une soirée de rock ou de pop ou de hip-hop…
Après, il est vrai que j’ai tendance à compter le nombre de femmes, tout le temps. Et qu’il y a encore trop de plateaux uniquement masculins. Donc nous allons y être vigilants et je sais que les chiffres ne sont pas bons mais il faut avoir de la persévérance et du temps pour aller chercher d’autres groupes que les groupes qui font l’actualité et qui cachent tous les autres et notamment souvent les artistes féminines. C’est un travail de longue haleine mais il est extrêmement important.
Il ne faut pas condamner les festivals ou salles qui ne programment pas assez de femmes. Il faut les accompagner à le faire dans une réalité difficile puisque nous sommes face à un déséquilibre dès le départ.
Les artistes féminines sont encore trop invisibilisées. Et puis c’est un cercle vertueux qui devrait se mettre en place. Plus on arrive à mettre des femmes sur une scène, ou en écriture, ou en composition, en autrice, et plus les jeunes femmes auront des modèles qui les encourageront à progresser dans leurs arts ou leurs volontés professionnelles sans frein de discrimination de genre. Et donc plus on aura des artistes femmes dans les choix de programmation.
Être une femme artiste est compliqué, surtout en début de carrière. Il y a encore beaucoup de sexisme, il faut travailler tout le temps sa légitimité, son savoir-faire, c’est usant. Il y a beaucoup le syndrome du Boy’s Club, les hommes restent entre eux, font de la musique entre eux et ne parlent pas musique avec des femmes ou bien nous expliquent la musique…
J’exagère un peu évidemment, mais cette tendance est encore là, bien présente. Encore une fois ce n’est pas dans la caricature que cela arrive, mais bel est bien dans de tous petits moments, des petites phrases, des petits gestes, mais qui sont là, tous les jours. Usant. Il faut du courage et il est important de se rendre compte de ça aujourd’hui afin d’accompagner les femmes dans leur projet artistique.
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