Tous les étés ou presque, la bête fait -à ses dépens- la une de la presse locale. Portée à bout de bras par un, deux ou parfois même trois pêcheurs, le silure est le graal de ceux qui ont le goût du défi. Le poisson d’eau douce peut peser jusqu’à 150 kg et mesurer 2,75 mètres en France. Sa pêche représente donc un exploit d’endurance et de force physique.
Yoan Job a 35 ans, il travaille dans la logistique et le transport. Il a tenu sa première canne à pêche à l’âge de 10 ans, en compagnie de son grand-père :
« J’ai longtemps pêché les petits poissons de friture, je me suis mis aux carnassiers comme le brochet ou la sandre un peu plus tard. »
À Lyon, « La pêche au silure provoque des sensations uniques »
La passion de Yoan Job pour le silure lui est venue il y a un peu moins de 5 ans :
« La pêche au silure provoque des sensations uniques, de l’adrénaline. L’an dernier j’ai pêché un silure de deux mètres près de Condrieu, j’ai mis une demie-heure à le remonter. »
Comme la plupart des pêcheurs de silure, Yoan Job a remis sa prise à l’eau après une petite photo de rigueur. Le carnassier a probablement eu vite fait de regagner les profondeurs du Rhône.
Yoan Job admire l’animal et s’indigne de la réputation de nuisible qu’on lui donne souvent. Une indignation partagée par l’expert et le pionnier de la pêche au silure français : Jean-Claude Tanzilli. Auteur d’un ouvrage à ce sujet : « L’homme silure », il considère que l’acceptation de l’animal est une question de temps et d’habitude :
« On a dit les mêmes choses sur la sandre dans l’après-guerre, qu’elle décimait les populations aquatiques. Pour le silure, c’est sans doute une question de temps. »
Effectivement, on entend souvent dire de lui qu’il est « invasif », qu’il bouleverse la biodiversité et les écosystèmes. Pourtant, il semblerait que le silure ait toute sa place dans le Rhône et la Saône, près de Lyon.
Le silure était présent dans le Rhône il y a 8 millions d’années
Une petite rétrospective s’impose. D’après une étude de 2016 chapeautée par Jean-Pierre Faure, directeur technique à la Fédération de Pêche du Rhône, le silure est en réalité l’un des plus vieux habitants des eaux de la région :
« Historiquement, le genre Silurus était présent dans le bassin du Rhône à la fin de l’époque géologique du Miocène (-8 millions d’années), comme en attestent les fossiles découverts en Ardèche sur le site de la montagne d’Andance dans le massif du Coiron, ancien lac d’origine volcanique. »
Pourquoi parle-t-on d’espèce « invasive » alors que le silure était déjà présent dans la région ? Parce que les premiers silures n’ont probablement pas subsisté aux grandes glaciations :
« Les silures glanes, poissons thermophiles, ont besoin d’une eau aux environ de 20°C pour leur reproduction. Leurs ancêtres ont donc probablement disparu du bassin du Rhône avec les glaciations quaternaires. »
Comment la bête est-elle donc revenue en terres lyonnaises ? Elle a tout simplement été réintroduite. Les silures apparaissent à plusieurs reprises au cours de l’histoire dans les descriptions de la faune du Rhin et du Danube. Pour autant, les mastodontes des rivières ne reviennent pas dans la région Auvergne-Rhône-Alpes avant 1950, raconte Jean-Pierre Faure :
« En 1956, 29 sujets originaires du Danube furent acclimatés dans un étang de la commune de Lescheroux (Ain). Fin 1968, l’introduction de leur descendance dans la Sâne morte, dans le bassin versant de la Seille, fût le point de départ de la recolonisation de l’ensemble du bassin hydrographique du Rhône. »
Deux millions d’années après sa disparition, le silure a donc conquis tout le département en moins de trente ans. Et les bêtes carnivores croissent et se multiplient. Jean-Claude Tanzilli temporise :
« Elles ne croissent pas si vite que ça. J’ai pêché l’un des premiers grands silures dans la Seille en 1992. Il faisait 1 mètre 93. »
« Les silures ont l’avantage d’être cannibales »
Pour Simon Gaillot, chargé d’étude à la Fédération de Pêche du Rhône, à Lyon, cette colonisation de toute la région par le silure aurait pu être un problème :
« Mais les silures ont l’avantage non négligeable d’être une espèce cannibale. »
Cet « avantage » se vérifie à partir des années 2000 :
« On a eu une explosion des densités dans les années 1990 à 2000, mais à partir du moment où on a eu des spécimens qui faisaient 2 mètres, ils se sont auto-régulés. »
En bref, les gros ont mangé les petits. Au point même d’avoir engagé une raréfaction de l’espèce sur ces dernières années. D’après l’étude de 2016 de Jean-Pierre Faure :
« La tendance est clairement à la baisse des effectifs de silure capturés. »
D’après Jean-Pierre Faure, la densité de silure est divisée par 2,5 en cinq ans sur le territoire. Les silures envahissent donc finalement assez peu les eaux de la région. Qu’en est-il des « dégâts » qu’ils causeraient à l’équilibre de la biodiversité ?
On lui reproche surtout de manger les espèces migratrices comme le saumon, l’anguille ou la lamproie. Pour Simon Gaillot, chargé d’étude à la Fédération de Pêche du Rhône, le silure est à nouveau le coupable idéal :
« Les silures se mettent à la sortie des barrages, et ils attendent que les poissons passent. »
Les poissons migrateurs remontent le courant des rivières et passent par des passes-à-poissons, des petits escaliers aménagés.
Simon Gaillot poursuit :
« Le vrai fond du problème ce n’est pas le silure, mais l’ouvrage en lui-même. »
Dans les environs de Lyon, le problème des barrages se pose moins que sur la Garonne par exemple, entre Toulouse et Bordeaux :
« Nous n’avons pas ce soucis car nous n’avons pas (ou très exceptionnellement) de grands migrateurs (autrement dit des espèces dont le cycle de vie s’effectue en mer et en eau douce, avec d’importantes migrations) dans le département. Nous avons en revanche quelques barrages dont celui de Pierre-Bénite, de Jons ou encore de Cusset. Le barrage de Jons est équipé d’une passe à poisson, avec un système de vidéocomptage permettant d’évaluer les poissons transitant dans l’ouvrage (enregistrement vidéo de chaque poisson utilisant l’ouvrage). Nous réalisons ce suivi vidéo et nous n’avons par ailleurs pas observé de comportement de prédation par le silure spécifiquement dans cet ouvrage. »
« Le silure représente un vrai intérêt en termes de gestion des espèces invasives à Lyon »
Le poisson chat est aussi au (vaste) menu du silure. Simon Gaillot ajoute :
« Le silure représente un vrai intérêt pour la biodiversité en termes de gestion des espèces invasives, on soupçonne qu’il ait eu un réel intérêt dans la gestion du poisson chat par exemple. »
Dans son étude, Jean-Pierre Faure a étudié le contenu stomacal des silures. Simon Gaillot les commente :
« Au final, on ne trouve que 40% de poissons dans l’estomac du silure, et dans ces 40%, il y a des poissons chats, qui sont, comme je disais, des espèces carnivores invasives. »
On trouve aussi 28% de gastéropodes et de bivalves (des moules et des escargots) :
« Pour la plupart, il s’agit d’espèces envahissantes. »
Ensuite, en moyenne, il y a 20% d’écrevisses américaines dans les estomacs des silures du département du Rhône. Simon Gaillot déclare :
« Ça aussi, au risque de me répéter, c’est une bête invasive qui pose vraiment problème. »
Finalement, on trouve 1% de mammifères, 1% d’oiseaux, 1% de reptiles… Les pourcentages restants sont, en proportions variées, des ordures ménagères, des morceaux de plastique, des restes de nourriture humaine…
« Il y en a encore qui tranchent la gorge aux silures avant de les remettre à l’eau »
Difficile donc, de justifier le procès d’intention fait au silure. Pour Yoan Job, pêcheur passionné de 35 ans, on peut expliquer cette méfiance à l’égard des silures par une mauvaise lecture des pêcheurs de la région lyonnaise :
« Dans les années 1980 à 1990, les mailles (lire encadré) étaient moins strictes et tout le monde pêchait pour manger. Au point qu’il y avait de moins en moins de brochets, de sandres, et de truites. Il a été décrété que c’était de la faute des silures, qui faisaient de la concurrence aux pêcheurs. »
Un décalage générationnel facile à comprendre pour Jean-Claude Tanzilli :
« Les pêcheurs d’entre-deux guerres et d’après-guerre, c’est sûr qu’ils pêchaient pour manger, et qu’il fallait qu’ils ramènent du poisson au dîner. A l’époque, c’est presque tous les Lyonnais qui se rendaient sur la Saône chaque week-end. »
Il conclut :
« Ces pêcheurs-là attribuent tous les maux au silure. Il y en a encore qui leur tranchent la gorge avant de les remettre à l’eau. »
Yoan Job poursuit :
« Dans la nouvelle génération de pêcheurs, il y en a beaucoup qui pêchent pour l’exploit, pas pour manger. Moi, je relâche toujours les poissons que je pêche, je prends une photo, je passe un bon moment et ça me suffit. »
Il y aurait du changement dans les pratiques de la pêche française selon Yoan Job :
« Cette nouvelle génération de pêcheurs a à cœur les questions de biodiversité et de protection de la nature. Au point qu’on voit apparaître de plus en plus de « pêcheurs sentinelles » qui balancent à la police les braconniers qui pêchent des poissons illégalement. C’est pas très cool, mais c’est utile. »
Il semblerait donc que le silure n’est ni invasif, ni particulièrement destructeur pour la biodiversité. Reste donc un dernier cliché : a-t-il un goût vaseux ?
« Le silure, c’est vraiment bon »
Jean-Claude Tanzilli se souvient, il en a mangé en Roumanie, et c’était délicieux :
« C’était des silures pêchés dans le Danube. J’en ai mangé en carpaccio, en goujonnette… C’était vraiment bon. »
En France, ils sont rares à savoir cuisiner la bête. Cependant, Lyon jouit d’un cuisinier de silure reconnu, Jean-Louis Manoa, chef depuis 41 ans au restaurant Le Mercière (Lyon 2è). Pour lui, la raison pour laquelle les français ne mangent pas de silure, c’est avant tout car il n’existe pas d’approvisionnement :
« Il n’y a aucun poissonnier qui vend du silure. Et puis, il y a des silures qui ont mauvais goût, on m’a dit un goût « vaseux » pour celui pêché en Saône. Mon silure, je le pêche moi-même dans la Loire. »
En effet, dépendant des cours d’eau dans lequel ils sont pêchés, les silures peuvent même être dangereux pour la santé, car il s’agit d’une espèce dite « bio-accumulatrice », qui peut s’imprégner de PCB. Jean-Louis Manoa poursuit :
« Quand le silure est bon, il a un goût assez neutre, une texture proche de la lotte. Il y a des gens qui disent qu’il a mauvais goût, qu’il faut le cuisiner avec une sauce au vin pour que ça passe… Mon silure, il est délicieux comme ça. »
Le poisson « délicieux comme ça » demande quand même plusieurs jours de préparation au chef :
« Il faut d’abord le faire dégorger dans l’eau douce pendant deux jours, et puis il faut le saigner. Il n’y a que les deux filets du dos qui se mangent, sur une bête de 20 kg, on ne récupère souvent que 2 kg. »
Tout un art donc. Le silure n’est pas proposé à la carte du restaurant Le Mercière, car Jean-Louis Manoa et son fils ne vont pas pêcher tous les week-ends :
« Il s’agit d’une surprise qui arrive de temps en temps pour les amis et les habitués. Ce n’est jamais à la carte et ce n’est jamais vendu. »
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