Entre 2016 et 2018, quelque 1 400 salariés de Renault Trucks (ex Berliet, RVI, Iveco), très majoritairement à la retraite, ont attaqué leur employeur aux prud’hommes pour « préjudice d’anxiété » lié à l’amiante (lire encadré).
Entre 1964 et 1996, ils avaient travaillé sur le site de Vénissieux et affirment aujourd’hui avoir été exposés, directement ou indirectement, à ce matériau volatile et cancérigène.
René Delabre travaillait au montage camion de 1964 à 1982. Il explique la démarche pour faire reconnaître ce « préjudice d’anxiété » :
« Au moment où l’on a commencé à lister les lieux où il y avait de l’amiante dans l’entreprise, les gens ont commencé à stresser. Les cancers se déclarent vingt ou trente ans après. La plupart des gens qui en ont eu un étaient à la retraite. »
Une première vague de 1200 dossiers de salariés et ex-salariés est passée en procès aux prud’hommes en mars 2019.
Faute d’accord entre les juges prud’homaux, les dossiers ont sont partis en départage, c’est-à-dire confiés à un magistrat du tribunal judiciaire de Lyon.
Ce jeudi 8 avril, ce sont ces jugements qui ont été rendus pour quelque 1200 personnes. Une autre vague de jugements est attendue pour 200 autres dossiers à la fin du mois.
Trois millions d’euros d’indemnisation, contre 18 millions demandés
Au final, seulement 474 personnes ont été indemnisées sur les 1200.
La fourchette des indemnisation va de 200 euros à 10 000 euros, alors que leur avocat, Cédric de Romanet, demandait 15 000 euros par personne. Pour Renault Trucks, le montant total de l’indemnisation s’élève à un peu plus de trois millions d’euros, contre les 18 millions demandés.
Jean-Paul Carret est le président de l’Aper (Association prévenir et réparer) qui lutte pour faire reconnaître les préjudices causés par l’amiante chez Renault Truck. Il y a beaucoup de choses qu’il « n’arrive pas à comprendre » :
« Des gens qui ont travaillé le même temps, aux mêmes secteurs n’ont pas la même indemnisation. Des gens qui travaillaient aux traitement thermiques ont été déboutés alors qu’il y avait des fours. Pareil pour certaines personnes aux forges qui démontaient des machines et manipulaient des pièces. La juge a presque fait un copier-coller du discours de l’avocate de la direction ».
Même discours du côté de l’avocat des salariés, Cédric de Romanet :
« Cette décision est en contradiction totale avec la jurisprudence de la Cour de cassation et les faits. 666 salariés sont déboutés, et une centaine on une indemnisation trop faible. C’est totalement absurde. »
Les salariés et ex-salariés lésées ou déboutées ont un mois pour faire appel. Me Cédric de Romanet se dit plutôt confiant quant à une future décision de la cour d’appel.
A Renault Trucks, la longue « bataille » pour le « classement amiante«
En France, l’amiante n’est interdite que depuis 1997. Comme pour d’autres sites industriels, les ex-salariés de l’usine de Vénissieux devenue Renault Trucks ont été exposés à l’amiante durant de longues années.
Jean-Paul Carret, aujourd’hui retraité, se souvient qu’ »au début des années 2000, plus ça allait, plus il y avait de gens victimes de l’amiante dans l’établissement de Vénissieux » :
« On a décidé de créer une association. Quand on a vu l’ampleur du problème, on a essayé de faire classer le site amianté. »
Le site de Renault Trucks Vénissieux n’a été classé qu’en 2016, après, encore, de longues années de procédures. « Une bataille », se remémorent les anciens salariés. Sans ce classement, impossible de faire reconnaître les préjudices ou les maladies professionnelles liées à l’amiante, ou de partir en des préretraite.
Malgré ce classement, il y a toujours un débat sur la réalité de la présence de l’amiante :
La direction actuelle de Renault Trucks, héritière de ce passé industriel avance qu’il y avait de l’amiante dans seulement à quelques endroits, six hectares sur les quelque 79 du site de Vénissieux :
« Les activités concernées par l’utilisation d’amiante et ayant entraîné le classement du site sont uniquement les activités de fonderie et d’assemblage d’autobus. »
Au contraire, l’amiante était « partout », selon les anciens salariés. René Delabre, alors délégué au CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), soutient une autre version :
« Quand il y a eu la décision d’interdire l’amiante. Les entreprises ont dû faire des bilans. J’étais délégué à ce moment-là et on avait connaissance de ces bilans et des localisations. A l’époque, on ne nous a jamais parlé d’une délimitation de six hectares. Il y en avait dans les composants, les machines, dans le ciment, les protections thermiques, les plafonds des bureaux… Je fais un parallèle avec le nuage de Tchernobyl dont on nous a dit qu’il s’est arrêté à la frontière. Avec l’amiante, c’est pareil. Dire que les gens dans les bureaux n’en respiraient pas, c’est faux. »
A Renault Trucks, « l’amiante était omniprésente »
Patrick Gérard a travaillé à Vénissieux de 1967 à 2007, dans le secteur de la fonderie où «l’amiante était omniprésente ». Pour sortir les éléments des fours, « les gens prenaient aussi des pièces avec des moufles à base d’amiante ».
Son souvenir des années 80 est précis :
« II y a eu des balbutiements, on prévenait, mais on n’interdisait pas la manipulation ou n’obligeait pas les gens à prendre des précautions particulières. Il y avait quelques directives, sans plus. Les gens à l’époque savaient qu’il y avait de l’amiante, mais ne connaissaient pas sa dangerosité. L’ouvrier sur la machine ne connaissait pas ces subtilités et on ne l’obligeait pas à prendre des précautions particulières… C’est surtout ça qu’on reproche. »
René Delabre, évoque quant à lui des souvenirs de travailleurs qui prenaient les « soufflettes » pour chasser la poussière d’amiante de certaines pièces de camion. Cette même poussière pouvait aussi servir de sciure pour éponger l’huile au sol dans les ateliers d’usinage de mâchoire de frein.
« Ils nous ont aussi laissé faire avec les soufflettes et tout le monde se renvoyait la balle avec les équipements de protections. »
Renaut Trucks affirme avoir fait le nécessaire dès 1997 :
« L’entreprise a mis en place les moyens nécessaires pour maîtriser tout risque lié à l’amiante. Nous avons substitué à l’amiante de nouveaux matériaux dès que cela a été possible. Les deux décrets de 1996 sur les bâtiments et sur la protection des salariés ont renforcé les mesures déjà en application dans l’entreprise : recherche d’amiante, cartographie, utilisation de produits de substitution, commercialisation de véhicules uniquement sans contenu d’amiante. »
« On ne va pas au boulot pour mourir »
Pour ces anciens salariés, majoritairement retraités, la question du temps se pose. La procédure traîne depuis des années, et le fait d’interjeter appel la rallongerait encore.
Depuis 2018, une quarantaine de personnes sont décédées, de causes diverses.
« Ce n’est pas la peur de perdre, c’est la peur de perdre la vie avant », souffle Jean-Paul Carret.
Patrick Gérard, complète :
« Le but c’est que l’amiante disparaisse de la circulation, que les gens soient reconnus comme ayant été en contact avec cette cochonnerie et de montrer que l’entreprise n’a pas fait ce qu’il fallait. On ne va pas au boulot pour mourir et certains ne profitent pas de leur retraite. »
Au total, on compte environ 1400 ex-salariés et salariés de Renault Trucks qui tentent aujourd’hui de faire reconnaître un « préjudice d’anxiété » pour leur exposition à l’amiante. Mais ce ne sont pas pas les seules procédures en cours.
D’autres, pour qui une maladie professionnelle causée par l’amiante a été reconnue, ont deux options : se rapprocher du Fond d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva) ou attaquer la direction pour faute inexcusable. Mais ce deuxième choix est plus long.
Sollicité Renault Trucks, indique ne pas pouvoir communiquer le nombre de personnes qui ont attaqué l’entreprise pour faute inexcusable ou celles qui ont eu recours au Fiva.
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