Des associations d’aide aux étrangers et d’avocats viennent de déposer un recours pour que tous les usagers puissent avoir normalement accès au service public.
Anita (prénom d’emprunt) est kosovare. Depuis une dizaine d’années, elle vit dans la région lyonnaise. Il y a trois ans, elle s’est mariée avec un Français.
En octobre 2019, elle prend sur Internet un rendez-vous à la préfecture du Rhône pour déposer une demande de titre de séjour en tant que conjointe de Français. Un premier rendez-vous lui est attribué en juin 2020. Anita s’arme de patience. Elle part pour huit mois d’attente.
Arrivent la crise sanitaire et son premier confinement. Les guichets du service des étrangers sont fermés, son rendez-vous est annulé. La préfecture lui annonce par mail qu’elle va être recontactée pour lui attribuer un nouveau créneau.
Quelques semaines plus tard, contre-ordre. La préfecture informe Anita qu’elle doit prendre un nouveau rendez-vous sur « Démarches simplifiées ».
En juillet, elle reprend donc un rendez-vous sur cette nouvelle plateforme. Elle le fait toute seule, pensant que la procédure est aussi simple que précédemment. Erreur. Cette fois-ci, elle doit cocher dans un menu déroulant le motif de sa demande de titre de séjour. Elle choisit « conjoint de Français ».
Après plusieurs mois d’attente, elle obtient un créneau en novembre 2020 pour déposer son dossier.
Le jour-J, elle se présente au guichet. Mais là, l’agent lui annonce que même si elle bien mariée avec un Français, elle s’est trompée dans le choix du menu déroulant car elle n’a pas de visa d’entrée sur le territoire français. Elle n’est donc pas au bon guichet : elle relève du guichet en charge de l’admission exceptionnelle au séjour (AES).
Même si Anita peut lui remettre son dossier, l’agent refuse de le prendre et l’invite à reprendre un rendez-vous en cochant, dans le menu déroulant, un nouveau motif de demande de titre de séjour.
Plus d’un an après sa première prise de rendez-vous, Anita n’a toujours pas la possibilité de déposer son dossier.
Elle se tourne alors vers son avocate qui décide de déposer un référé « mesure utile » devant le tribunal administratif de Lyon, pour qu’il contraigne la préfecture du Rhône à lui donner un rendez-vous.
La préfecture finit par délivrer le fameux rendez-vous, avant que le tribunal n’ait eu à l’y obliger.
Et en février 2021, Anita a pu enfin déposer son dossier. Plus d’un an et demi après sa première tentative.
Le renforcement de la dématérialisation pour les étrangers : une nouveauté post confinement
Le parcours du combattant d’Anita illustre une grande partie des difficultés auxquelles les étrangers sont confrontés à Lyon, lorsqu’ils veulent obtenir des papiers.
Pour éviter les énormes queues devant certaines de ses préfectures, l’État français a mis en place une prise de rendez-vous sur Internet en 2016.
Partout en France. À la préfecture du Rhône, les effets conjugués de la dématérialisation et des dysfonctionnements à répétition du service des étrangers ont rendu l’accès au service public catastrophique.
Les délais d’attente se sont allongés jusqu’à atteindre 8 à 9 mois pour une première demande de titre de séjour.
Ces temps d’attente démesurément longs ont pu générer de la corruption, comme nous avons pu le documenter.
Depuis la fin du premier confinement, la préfecture du Rhône, comme d’autres en France, a mis en place la dématérialisation totale de la prise de rendez-vous.
Un choix qui était dans les tuyaux avant l’épidémie -mais la Covid-19 en a accentué les effets négatifs.
Premier principe, depuis le déconfinement (au milieu du mois de mai 2020) : l’accès au service des étrangers de la préfecture se fait uniquement sur rendez-vous, même pour le renouvellement des récépissés qui constituait les dernières queues « physiques ».
Première difficulté : la plateforme n’est pas la même pour chacune de ces démarches.
- Première demande de titre de séjour
- Renouvellement de titre de séjour d’un an ou pluriannuel
- Renouvellement de titre de séjour de 10 ans
- Renouvellement de récépissés : la procédure vient de changer (lire plus loin)
Premières demandes de titres de séjour : « le vrai gros problème »
Deuxième principe qui marque le fonctionnement du service des étrangers : les rendez-vous sont fixés de manière aléatoire.
En dehors de la procédure pour renouveler un titre de séjour (lire encadré), il est bien difficile de savoir quand on pourra obtenir un rendez-vous.
Pour les premières demandes de titre de séjour, la personne doit désormais se connecter à une plateforme en ligne demarches-simplifiees.fr.
Pour trier les demandes, la préfecture du Rhône a mis en place un système de « priorisation ».
Auparavant, il fallait seulement réserver un créneau horaire. Aujourd’hui, il faut sélectionner le fondement de sa demande dans un menu déroulant et téléverser des pièces.
Alors qu’avant la mise en place de cette plateforme tout le monde était logé à la même enseigne, l’attente pour obtenir un rendez-vous (qui était de 9 mois en juin 2019) est désormais fonction de cette « priorisation ».
Selon nos informations, la préfecture a fixé trois groupes d’étrangers, classés par « priorité ».
• Priorité 1 : les bénéficiaires de visa d’installation : aucune difficulté signalés pour ces personnes.
• Priorité 2 : les étrangers qui demandent des titres de séjour de plein droit. Exemple : conjoint de français, parent d’enfant français, étranger malade.
Pour ces deux premiers groupes, les délais d’attente se sont améliorés, passant de 9 à 6 mois.
• Priorité 3 : admission exceptionnelle au séjour (AES) + L. 313-11 7 (vie privée et familiale). Ce troisième groupe concerne tous les autres étrangers, à savoir les demandes de régularisation via le pouvoir discrétionnaire du préfet.
Pour ces personnes, aucun rendez-vous n’a été fixé durant plusieurs mois après le premier confinement. Depuis cet automne, des rendez-vous sont fixés par paquet, sans qu’on puisse dégager un quelconque délai moyen d’attente.
Une plateforme « démarches simplifiées » très complexe
Quand on est étranger et qu’on veut déposer une première demande de titre de séjour, plusieurs problèmes se posent pour la prise de rendez-vous.
Premier problème. Des pièces obligatoires sont à déposer sur la plateforme (preuve de nationalité, domiciliation, acte d’état civil + des pièces en fonction des demandes).
Pour scanner les pièces, muni seulement d’un téléphone, c’est compliqué. Puisqu’il faut faire glisser le scan sur la plateforme. Par ailleurs, il n’y a pas une boîte mail dédiée pour poser des questions. Il faut écrire à la boîte générale de la préfecture.
Deuxième problème. Il faut préciser le motif du rendez-vous, à savoir le fondement juridique de la demande de titre de séjour. Cela se présente sous forme d’un menu déroulant.
« Là, tout est compliqué. Le fondement juridique est difficile à trouver. Car les situations des personnes sont souvent complexes ».
Les avocates Anne-Caroline Vibourel et Eloïse Cadoux, co-présidentes de la commission droit des étrangers du barreaux de Lyon.
Conséquences de ces deux problèmes, des étrangers reçoivent des mails indiquant que leur demande de prise rendez-vous est « classée sans suite ». Il faut refaire une demande. Ils ont perdu de précieuses semaines alors que les temps d’attente sont toujours très longs entre la demande de rendez-vous et le rendez-vous lui-même.
D’autres, comme Anita, ne peuvent pas déposer leur dossier lorsqu’ils arrivent le jour-J au guichet de la préfecture.
Avocats et la Cimade constatent ainsi que des usagers, « dûment convoqués, se voient refuser l’accès au guichet » car ils n’ont pas effectué le bon choix dans le menu déroulant.
Ce refus de guichet est illégal, selon les avocats. La préfecture pourrait soit accepter le dossier en demandant éventuellement de fournir des pièces complémentaires, soit redonner une convocation. Ici, le système mis en place n’admet aucune souplesse.
Associations et avocats deviennent des « auxiliaires de l’administration »
Ce nouveau système de prise de rendez-vous rend de fait la vie de nombreux étrangers plus difficile. Il y a les personnes qui maîtrisent mal la langue française, celles qui n’ont pas accès à un terminal informatique (ordinateur ou téléphone), celles qui n’ont pas d’adresse mail et puis, surtout, celles qui ne comprennent pas le sens juridique des questions posées.
La préfecture du Rhône n’a prévu aucune aide. Il existe seulement un « guichet de renseignements » dans ses locaux de la rue Molière mais il ne permet pas de prendre des rendez-vous. Son utilité est donc fortement limité et peu d’étrangers en ont même connaissance.
Les avocates Anne-Caroline Vibourel et Eloïse Cadoux, co-présidente de la commission droit des étrangers du barreaux de Lyon, pointent ce problème :
« Il n’y a pas d’espace numérique. Pour cause de Covid-19, avance la préfecture. Ni même une borne numérique. Quant à la plateforme « Démarches simplifiées », elle est disponible seulement en français alors que le site de l’Ofii est en plusieurs langues.
Il n’existe aucune autre modalité de prise de rendez-vous en dépit de l’arrêt du Conseil d’Etat du 27 novembre 2019 posant le principe du caractère facultatif du recours aux téléservices.»
Par conséquent, faute de prise en considération de ces difficultés d’accès aux outils numériques et à la compréhension, de plus en plus d’étrangers perdus se tournent vers les associations, Maisons de la Métropole et cabinets d’avocats.
A la Cimade, environ 25% des permanences téléphoniques sont désormais consacrées à aider les personnes à prendre un rendez-vous. Un des bénévoles, Régis Cavelier, explique :
« Avant la mise en place de ce nouveau système, on n’était quasiment jamais sollicités pour de la prise de rendez-vous. Parce qu’il suffisait de réserver un créneau sur un planning. Les gens se débrouillaient tous seuls. Aujourd’hui, le problème principal est de trouver le fondement de la demande de titre de séjour. Il faut analyser la situation de la personne. Il faut discuter longtemps pour comprendre ».
Du côté du barreau de Lyon, même constat, pour les avocates Anne-Caroline Vibourel et Eloïse Cadoux :
« Les cabinets d’avocats voient arriver depuis septembre des gens simplement venus remplir leur demande pour obtenir un rendez-vous. On scanne des pièces : copie du passeport, justificatif de domicile, visa, etc. On remplit des formulaires, on gère des tableaux de suivi. Avant, on le faisait en direct lors de l’entretien ; ça prenait deux minutes ».
Bénévoles des associations de soutien aux étrangers et avocats spécialisés sont devenus des « auxiliaires de l’administration », selon l’expression de l’avocat Jean-Philippe Petit.
« Auparavant, nous accompagnions seulement les personnes pour avoir un titre de séjour. Pour nous, notre mission s’est décalée en amont. C’était déjà compliqué de défendre les personnes sur le fond. Là, on passe notre temps à essayer d’accéder au service public ».
« Le simple fait d’avoir accès au guichet est devenu le Graal »
Régis Cavelier, de la Cimade, parle d’une « attitude discriminante » de la part de l’administration :
« Aujourd’hui, le droit des étrangers de manière générale et les pratiques des préfectures sont devenus tellement complexes que les gens ne peuvent pas accéder par eux-mêmes au service public. Cette inégalité de traitement qui tient au matériel dont on dispose et à la connaissance de la langue et du fonctionnement de la société française. »
L’avocat Jean-Philippe Petit résume :
« La préfecture ne voit pas tout ce qu’il y a derrière ce nouveau système de prises de rendez-vous. Le simple fait d’avoir accès au guichet, c’est devenu le Graal ».
Il ajoute :
« On ne met plus la file dans la rue mais sur la toile. Ce qui génère encore plus de stress et d’angoisse pour les personnes ».
Un autre avocat, Morade Zouine, voit une volonté de la préfecture :
« Les demandes d’admission exceptionnelle au séjour (AES) restent en souffrance mais c’est volontaire car la préfecture nous a toujours indiqué qu’elle souhaitait prioriser à leur détriment. Mais le délai de réponse, au-delà du délai pour convoquer, fait presque autant de mal aux administrés, qui relancent sans cesse les avocats pour savoir si un rendez-vous a été fixé. Du temps où ils étaient convoqués à 9 mois, on avait au moins une réponse rapide sur la fixation de cette date. ».
« Décourager certaines personnes de s’installer en France »
Les avocates Anne-Caroline Vibourel et Eloïse Cadoux, co-présidentes de la commission droit des étrangers, ne peuvent s’empêcher d’avoir une analyse politique de ces difficultés rencontrées par les étrangers à Lyon.
« Sous couvert de dématérialisation, ce système de prise de rendez-vous rend l’accès au service public plus difficile. Une population vulnérable, qui maîtrise mal le français et l’outil numérique est exclue de fait ».
Parmi les personnes les plus vulnérables, certaines auront la ressource pour trouver une aide, d’autres non. Les avocates poursuivent :
« C’est un système à deux vitesses. Il y a ceux qui ont un avocat ou sont suivis par une association et les autres. Cela permet de décourager certaines personnes de s’installer en France. Laisser pourrir la situation pour décourager ».
Leur confrère Jean-Philippe Petit complète :
« L’administration, ce faisant, dans sa volonté d’aiguiller la demande de rendez-vous crée un pré-enregistrement. Elle fait un tri entre ceux qui méritent d’avoir accès au guichet et les autres. Or, ce n’est pas prévu dans les textes. Il y a une discrimination. »
Il continue :
« Aucun autre usager du service public ne subit un tel sort. Ça n’existe nulle part ailleurs. Si c’était la même chose pour les passeports ou les permis de conduire, on considérerait que c’est un scandale sans nom ! »
Face à ces gens perdus, le Défenseur des Droits (lire encadré) plaide, a minima, pour la mise en place de vrais pôles d’accueil dans les préfecture avec ordinateur et personnels dédiés pour la prise de rendez-vous.
La multiplication des recours en justice pour obtenir un rendez-vous
Aujourd’hui, pour les étrangers, les difficultés sont déplacées en amont du rendez-vous à la préfecture. Pour les avocats, la défense de ces étrangers est devenu l’accès au service public. On crée du contentieux pour obtenir un accès à un guichet et pouvoir y faire enregistrer un dossier de demande de titre de séjour.
Mardi 30 mars, un recours pour « excès de pouvoir » a été déposé au tribunal administratif de Lyon contre la préfecture du Rhône. Il s’agit d’une action en justice concertée à l’échelle nationale car le « téléservice » concerne de nombreux départements.
Cinq associations (La Cimade, le GISTI, la LDH, le syndicat des avocats de France (SAF) et l’Association des avocats pour la défense des droits des étrangers – ADDE) ont attaqué en justice cinq préfectures (dont le Rhône). A chaque fois pour contester la mise en place de la dématérialisation totale de la prise de rendez-vous et ses conséquences.
A Lyon, ces associations sont représentées par l’avocat Yannis Lantheaume. Parmi l’ensemble des griefs, il insiste, pour le Rhône, sur l’absence d’alternative à la procédure dématérialisée. Aujourd’hui, on ne peut prendre un rendez-vous que via une plateforme Internet. C’est cette absence d’alternative qui est considérée comme illégale.
La Cimade et les autres associations espèrent que les tribunaux administratifs suivront l’exemple de celui de Rouen qui a condamné le 18 février dernier, la préfecture de Seine-Maritime pour avoir dématérialisé certaines demandes de titre de séjour.
Selon le Conseil d’État, un sans-papiers peut avoir accès au guichet d’une préfecture
Avant ce recours collectif, plusieurs pistes de contentieux ont été explorées individuellement par les avocats pour leurs clients. En prenant appui sur les récentes décisions du Conseil d’Etat qui sanctionne :
- l’absence d’alternative à la dématérialisation. On ne peut pas envoyer un courrier par exemple pour prendre rendez-vous (une décision du Conseil d’Etat rendue le 27 novembre 2019).
- l’absence de rendez-vous dans un délai raisonnable (décision du Conseil d’Etat du 10 juin 2020).
Bien souvent, la préfecture délivre un rendez-vous avant la décision du juge administratif qu’elle sait défavorable, comme dans le cas d’Anita.
« On instrumentalise la justice pour obtenir un simple rendez-vous. C’est la maison qui rend fou », conclut une avocate.
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