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La première fois que j’ai rencontré Karen, ça devait être en juillet 2007. L’ancien directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, Jacques Gérault, devenu préfet du Rhône, venait de chasser les prostituées du cours Charlemagne (Lyon 2e), avec force déploiement de policiers. Quelque 170 camionnettes ont été délogées, en accord avec le maire de Lyon d’alors, Gérard Collomb, qui voulait faire du quartier de Confluence, émergent, la vitrine de sa ville.
Karen, propulsée porte-parole des « filles de Gerland »
A visage découvert, Karen attirait les caméras et les photographes.
Un an plus tard, à l’été 2008, elle avait eu droit à ses premiers articles dans la presse nationale. Notamment après avoir attaqué devant le tribunal administratif l’arrêté municipal interdisant le stationnement des camionnettes dans les rues de Gerland.
Cette action juridique n’a pas été couronnée de succès. Mais elle l’a propulsée porte-parole des « filles de Gerland » qu’elle avait sollicitées pour l’aider à payer l’avocat.
La camionnette et le mégaphone
On ne s’est plus quitté durant ses longues années de combats. Articles, vidéos, tribunes, Karen est devenue une contributrice régulière de Rue89Lyon, dès le lancement du site d’info en 2011.
Épaulée par l’association de santé communautaire Cabiria, Karen luttait sans relâche contre ces arrêtés municipaux. Des dispositions toujours d’actualité en mars 2021.
Comme les autres prostituées exerçant en camionnette, elle vivait sous la pression des polices (nationale et municipale) qui appliquent les différentes moutures de la politique municipale, verbalisant les femmes et emmenant parfois leur véhicule à la fourrière.
De 2008 à 2013, Karen était de chaque mobilisation, organisant manifestations et rassemblements, mégaphone en main. Elle était aussi de toutes les rares rencontres avec les politiques lyonnais sur le sort de ces prostituées que la mairie voulait chasser de la partie sud de Lyon, à mesure que les friches devenaient bureaux.
Les élus de la Ville de Lyon, « des proxénètes qui s’ignorent »
D’année en année, les punchlines se sont rodées. Elle n’avait pas besoin de conseiller en communication, elle maîtrisait le sens de la formule. Un exemple parmi tant d’autres :
« Cet élu, qui décide et fait appliquer ces arrêtés municipaux [anti-camionnettes de prostituées, ndlr], avec ses pompes impeccablement cirées, une poignée de main chaleureuse et le sourire qui va avec, je me demande vraiment s’il n’est pas un proxénète qui s’ignore ».
Ou encore cette façon d’expliquer son « métier » dans le webdocumentaire qu’on lui a consacré :
« Mon corps, c’est mon corps. Il est à moi. On loue une partie de notre corps, pas la totalité. Pour un footballeur, vous louez une partie de son corps, ses jambes. C’est pareil pour nous. »
A l’aise devant la caméra, elle participait volontiers à toutes les émissions de télé, mêmes les plus racoleuses comme celle d’Harry Roselmack sur TF1 en 2011.
La fierté d’être une prostituée
Dans un secteur d’activité où l’on rase les murs, elle affichait toujours sa fierté d’être une prostituée libre :
« Je ne travaillerai pas pour un patron, que ce soit dans le tapin ou ailleurs. Non. L’esclavagisme a été aboli quand même ! »
Elle a rejoint le Syndicat du travail sexuel (Strass) dès son lancement en 2008. Mais elle rechignait à parler de travailleur ou travailleuse du sexe. Karen revendiquait le métier, mais parlait de « prostituées » ou des « filles » de Gerland. À l’ancienne.
Elle ne faisait pas partie de ces anciennes prostituées qui voient toutes les étrangères comme des concurrentes qui cassent les prix.
Dans un milieu où les rivalités sont fortes pour une place de parking ou un bout de trottoir, elle avait sympathisé avec des prostituées étrangères, africaines ou des pays de l’Est, qui forment la majorité des personnes qui se prostituent dans les rues de Lyon.
Quand la camionnette de Karen trônait dans le parc d’Artillerie, lieu-dit de « la Boulangerie », à Gerland, ses copines camerounaises et elle s’appelaient pour se prévenir de l’arrivée de la police et pour déplacer rapidement leur véhicule, afin d’échapper au PV.
« Pénaliser le client ? Les gens vont continuer à aller voir des prostituées mais de manière cachée »
Quand le projet de loi qui pénalise d’une amende les clients de prostituées est devenu une réalité, Karen a ajouté ce combat à celui contre les arrêtés municipaux.
Rassemblements, manifestations mais aussi audition par des parlementaires et publication de tribunes, Karen était partout pour porter la parole des « filles de Gerland ». Comme en juillet 2012, devant l’Hôtel de Ville de Lyon.
A l’été 2013, par une chaleur torride, on l’avait interrogée sur le sujet alors qu’elle avait emprunté le camion d’une copine, posé au bord d’une route de Saint-Chamond (Loire). Là encore, elle tirait à boulets rouges.
« On loue une partie de notre corps, pas la totalité »
Logiquement, quand on a décidé de produire un documentaire web sur les prostituées de Gerland (voir plus bas), on a longuement interviewé Karen.
Elle y raconte son rapport au corps, les clients mais aussi les PV et les mises en fourrière. Mais aussi sa première fois.
Elle a débuté dans la prostitution à l’âge de 20 ans, au début des années 80, en commençant à pied sur le trottoir lyonnais. Mais elle n’y est restée que quelques mois, craignant que sa belle-sœur qui l’avait « aidée » ne tombe pour proxénétisme.
Elle a été successivement secrétaire, dirigeante d’entreprise de location de chiens de garde puis secrétaire de direction dans une entreprise de transport.
Durant cette dizaine d’années, elle s’est mariée et a eu des enfants. Elle est revenue à la prostitution à la suite de son divorce.
Elle a ensuite connu toutes les formes de prostitution : les bars à hôtesse, les petites annonces pour des rendez-vous en appartement, puis la camionnette et un peu de trottoir et d’Internet sur la fin.
« On entend que ‘la Suisse, c’est génial, c’est légal’ : le fantasme circule »
A l’été 2013, elle a décidé de tout plaquer à Lyon. Marre des galères d’argent et de la pression policière. Pendant quelques mois, après une courte expérience en « brousse » à Saint-Chamond, elle a tenté l’expérience suisse.
Genève, où la prostitution est réglementée et le métier reconnu, faisait figure d’« eldorado » pour les prostituées lyonnaises. Elle en est revenue désenchantée. Et même si elle avait déclaré qu’elle abandonnait le militantisme en partant en Suisse, Karen a replongé dedans et créé l’Association de défense des travailleuses du sexe (ADTS).
Elle me l’a raconté un après-midi, de retour à Lyon, autour d’un panaché. Je ne savais pas que c’était l’un de mes derniers entretiens avec Karen.
A la cinquantaine bien sonnée, elle était à la croisée des chemins. Elle a levé le pied sur le militantisme tout en continuant à participer au conseil d’administration de Cabiria. Mais elle ne se prostituait plus qu’occasionnellement, un peu en appartement, un peu dans un camion qu’on lui prêtait.
Il y a quatre ans, elle a une nouvelle fois plaqué sa vie lyonnaise pour partir s’installer dans un petit village du Var.
Elle s’était remariée et avait monté une petite entreprise de paysagiste. Ses revenus était maigres et la retraite une illusion.
A 59 ans, elle avait tourné le dos à la prostitution mais avait gardé son nom de tapin, Karen.
« Karen défendait les droits des femmes et leur autonomie »
Cybèle Lespérance, l’actuelle secrétaire générale du Strass, ne l’a pas connue mais elle lui rend hommage.
« Nous nous sentons d’autant plus la responsabilité de faire abroger les arrêtés municipaux lyonnais. Ce serait réaliser ce pour quoi elle luttait. À défaut d’abroger la loi de pénalisation des clients ».
Pour l’instant, la situation est au point mort. Mais un dialogue existe entre la Ville de Lyon et les associations qui défendent le point de vue des prostituées.
Antoine Baudry, salarié de l’association Cabiria se souvient d’une Karen qui « balançait » tout le temps contre « ces féministes responsables de la loi de pénalisation des clients de prostituées » :
« Elle défendait les droits des femmes et leur autonomie ».
Il se rappelle l’une de ses formules :
« Elle faisait le parallèle entre les polémiques sur le voile et la loi de pénalisation, en disant que certaines féministes voulaient prendre le voile des musulmanes pour en faire des jupes longues pour les empêcher de faire le tapin. « Que l’on soit voilée ou au tapin, on nous fait chier ». C’était Karen dans le texte. Elle était foncièrement féministe ».
Voir ou revoir le web-documentaire de Rue89Lyon « Les filles de Gerland »
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