Colonnes ouvertes à Sverre Raffnsoe, résident 2020-2021 du Collegium de Lyon, professeur de Philosophie à la Copenhagen Business School et rédacteur en chef de la revue internationale Foucault Studies. Il dialoguera avec Michel Lussault, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, directeur de l’École urbaine de Lyon.
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Un cadre global pour comprendre les défis de notre temps
Aussi urgent qu’il puisse être, le débat qui fait du réchauffement de la planète la plus grande menace pour la civilisation humaine n’est qu’un exemple du fait que le « climat » global de la Terre change à un point tel que notre survie est menacée.
L’« Anthropocène » constitue dans cette perspective un cadre théorique englobant pour penser de manière plus large les grands défis mondiaux, dont l’importance du changement climatique, la croissance démographique et les forçages environnementaux.
Envisagé ainsi, il s’agit sans doute de l’une des questions les plus importantes et les plus vastes de notre époque.
Un tournant décisif dans l’histoire de la Terre et de l’humanité
Annoncé comme une nouvelle époque se distinguant de toutes les précédentes, l’Anthropocène constitue le dénominateur commun d’un grand nombre d’indicateurs qui permettent de réaliser qu’un seuil décisif a été franchi dans l’histoire de la Terre et de l’humanité : les activités humaines gagnent toujours plus en importance et commencent à jouer un rôle dominant dans les processus clés de l’évolution du système-Terre.
L’équilibre semble avoir changé, de sorte que l’humanité ne peut plus se concevoir comme une entité mineure et inférieure vivant au sein d’un globe ou d’un cosmos plus vaste. Le facteur humain est devenu majeur, et probablement décisif, dans les développements futurs du système-Terre à l’échelle globale.
L’Anthropocène est aussi l’ère Anthropique, c’est-à-dire que le temps et l’espace dans lesquels les événements se déroulent et ce qu’ils produisent sont dans une large mesure influencés par les activités humaines.
L’humble terrien est devenu un être colossal
Les étymologies grecque et latine « anthropos » d’une part, « homo » et « humanus » d’autre part, indiquent que les êtres humains sont des créatures qui naissent et vivent sur le sol (par opposition aux êtres qui sont liés aux sphères célestes) ; et dans un sens, les êtres humains n’ont pas quitté cette position, étant donné que la Terre et sa lithosphère servent toujours de lieu de vie et d’habitation premier pour les humains.
Mais dans le même temps, au cours d’un processus encore en cours, les humains ont quitté leur position d’infériorité. L’humble créature initialement ancrée au sol est devenue un être colossal qui ne se contente plus de re-décrire son environnement et lui-même métaphoriquement, mais qui est capable de remodeler littéralement et profondément les différentes sphères terrestres (biosphère, lithosphère, hydrosphère, atmosphère, etc.) au point de créer un monde post-naturel.
Le sol de l’humanité est en train de trembler
Que l’on comprenne l’Anthropocène comme une nouvelle unité chrono-stratigraphique géologique ou comme un événement décisif de seuil, l’importance de l’homme dans l’Anthropocène s’avère dans les deux cas modifier radicalement les conditions matérielles de subsistance des êtres humains, et ce d’une manière qui peut sembler à première vue surprenante et ironique, voire antagoniste et antinomique.
En effet, comme le montre le réchauffement climatique, l’importance des activités humaines affecte la Terre de manière si radicale que non seulement plus de chaleur et de sécheresse, mais aussi une montée des eaux peuvent survenir, entraînant la désolation avec elles.
Alors que l’Holocène (l’époque géologique la plus récente jusqu’à présent), au cours duquel l’espèce humaine a proliféré et s’est répandue dans le monde entier semble avoir été la période climatique la plus stable de l’histoire de la Terre jusqu’à présent, l’Anthropocène se caractérise par une nouvelle instabilité et une plus forte imprévisibilité.
En conséquence de l’impact des activités humaines, le sol sur lequel l’humanité s’est tenue est en train de trembler.
Pris par surprise
Alors qu’ils se félicitaient d’avoir enfin obtenu le rôle principal au centre de la scène terrestre, les humains semblent soudainement affectés et troublés lorsque le rideau se lève pour révéler un décor beaucoup plus grand et plus compliqué. Ils réalisent alors que l’environnement n’est pas seulement une mise en scène pour leurs propres agissements mais qu’il joue un rôle dans l’action.
N’étant plus perçus comme un cadre indulgent et stable pour l’activité humaine, la vie et la nature sur Terre apparaissent de plus en plus comme un grand être physique, irritable et facilement excité, susceptible de réagir et de répondre avec véhémence, voire d’éclater en poussées violentes. Si l’espèce humaine a pris une taille colossale, le monde a également pris des proportions gigantesques.
En raison de cette vulnérabilité naissante et de l’étrangeté grandissante que suscite le monde que nous habitons, une sensibilité eschatologique, suggérant que l’espèce humaine pourrait vivre la fin des temps réapparaît et se répand dans certains milieux sociaux.
Les expériences de stress pré-traumatique et les expressions de deuil anticipé commencent également à se multiplier dans les arts, en particulier dans la littérature et le cinéma.
Un virage cosmologique
Finalement, dans l’Anthropocène, une relation inédite, à la fois intime et précaire entre l’humanité et la Terre s’établit. Elle implique une nouvelle conception de l’ordre du monde et du rôle de l’homme en son sein. Notre existence et notre être même ainsi que la perception que nous en avons sont remis en jeu.
Jusqu’à présent, le fait que les êtres humains vivent sur la terre et habitent le monde a servi non seulement de condition sine qua non, mais aussi de condition per quam, c’est-à-dire de moyen pour la vie humaine ; moyen qui a bien sûr influencé de manière décisive la manière dont la vie humaine en est venue à s’exprimer.
Alors que la planète et la condition humaine changent, les terriens qui réalisent à nouveau qu’ils sont liés au sol et à la Terre pour pouvoir subsister, commencent désormais à explorer ce que serait une vie différente marquée par une incertitude, une instabilité et une imprévisibilité accrues.
En restant sous la lune, ils commencent à explorer ce qu’ils pourraient devenir en vivant sur Terre comme des explorateurs s’efforçant d’atterrir sur le sol ‘inhabituel’ d’un autre corps céleste mal connu.
« L’Anthropocène comme tournant cosmologique », le mercredi 4 novembre
Avec Sverre Raffnsoe, résident 2020-2021 du Collegium de Lyon, professeur de Philosophie à la Copenhagen Business School et rédacteur en chef de la revue internationale Foucault Studies.
Animation par Michel Lussault, Professeur à l’École normale supérieure de Lyon, directeur de l’École urbaine de Lyon
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