L’Ecole urbaine de Lyon propose une série de conférences intitulées « Les Mercredis de l’anthropocène », qui étaient données avant le confinement aux Halles du Faubourg (Lyon 7è). Rue89Lyon en est partenaire et publie à ce titre les tribunes des invité.e.s et intervenant.e.s qui poursuivent les échanges à distance.
Pour en parler, l’Ecole urbaine reçoit Thierry Paquot, philosophe, professeur émérite de l’Institut d’urbanisme de Paris, il a édité la revue Urbanisme (1994-2012), produit l’émission Permis de construire sur France Culture (1996-2000), crée la revue annuelle L’esprit des villes aux Éditions Infolio, et publié de très nombreux livres.
Il dialogue avec Alfonso Pinto, chercheur en géographie urbaine, chargé de recherche à l’École urbaine de Lyon. Ses travaux portent sur les esthétiques et les imaginaires de l’espace, les villes industrielles, les écocides et les sites sacrifiés, les catastrophes et les désastres.
La discussion est animée par Michel Lussault.
Ci-après un texte de Thierry Paquot, l’un des deux intervenants.
« Productivisme »
La notion d’« anthropocène », que l’on doit à Josef Crutzen et Eugène Stoermer, désigne « l’ère de l’humain », caractérisée par l’action des hommes sur la biosphère au point où cette action s’apparente à une « force géologique ». Plusieurs dates de naissance ont été proposées par ses partisans : le néolithique, la révolution industrielle avec la machine à vapeur et la bombe atomique avec le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki.
Eu égard à l’urbanisation qui se déploie planétairement à la fin du XVIIIe siècle et se poursuit au XXIe siècle, je considère que l’anthropocène, qui succède à l’Holocène, s’enracine au siècle des Lumières. À la différence de celles et ceux qui raisonnent en termes de « révolution industrielle » ou d’« industrialisation », je préfère parler de « productivisme ».
C’est en effet cette réalité économique (chercher à toujours produire davantage) qui déclenche les innovations techniques, les transformations sociales, les modifications des « mentalités » et des « représentations », etc., lui en assurant la possibilité.
« Tout progrès génère son accident »
Mais ces « progrès » ont leurs revers comme l’explique Paul Virilio, en affirmant, que « tout progrès génère son accident ». Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein, par exemple, remettent en question l’idée même d’une « révolution industrielle », c’est-à-dire d’un changement rapide, totale, comme l’est une révolution, pour lui préférer le jeu des temporalités contrastées qui s’entremêlent en des rythmes différents ici et là, pour ceci ou cela.
Ainsi, le productivisme est-il « préparé » par tout une série de conditions, que l’on assemble et comprend après coup. Par exemple la généralisation de l’horloge mécanique dans les abbayes cisterciennes, aux yeux de Lewis Mumford, contribue à discipliner les activités humaines, à unifier les mesures du temps, à homogénéiser leurs représentations.
Bien sûr, ce nouveau rapport au temps, ne concerne pas tous les habitants. Les paysans, par exemple, en Occident, continuent à rythmer leurs activités selon le soleil et la liturgie chrétienne, tandis que les citadins s’en émancipent progressivement et adoptent les scansions du temps laïc des guildes.
Néanmoins, la succession des vingt-quatre heures de soixante minutes chacune, n’est pas sans effet sur la manière de vivre et de penser des gens. Cela les prépare à accepter une conception pleine du temps, un temps de plus en plus objectivé, extérieur à soi, commun à tous, qu’il s’agit de « rentabiliser » au mieux.
« Avec l’anthropocène, ces « catastrophes » que l’on croyait « naturelles » résultent des activités humaines »
Le productivisme pénètre simultanément l’agriculture et la manufacture, il y introduit la mécanisation, qui déqualifie/surqualifie les travailleurs des champs et des usines, déménage les territoires, généralise les échanges et les flux, dénature l’environnement, banalise un nouvel espace/temps, urbanise les villes comme les campagnes, provoque des désastres aussi peu naturels qu’ils relèvent des excès générés par la quête d’une démesure source de profits pour quelques-uns mais aussi de bien-être pour tous.
Dans les temps antérieurs à l’anthropocène, des séismes, des incendies, des inondations, des épidémies, déciment des populations, réduisent en poussières des villes, détruisent des écosystèmes, accélère l’extinction de certaines espèces. Avec l’anthropocène, ces « catastrophes » que l’on croyait « naturelles » résultent des activités humaines qui viennent chahuter les fragiles équilibres propres à la nature.
« La constitution de mégalopoles multimillionnaires s’accompagne de désastres urbains »
François-Antoine Rauch établit une corrélation entre la déforestation et la multiplication des intempéries, Alexander von Humboldt remarque que la monoculture intensive épuise le sol, modifie le climat et favorise l’esclavage, George-Perkins Marsh démontre que le moindre agissement des hommes détruit la nature et que plus ceux-ci veulent s’approprier celle-là, plus ils scient la branche sur laquelle ils sont assis…
L’extension du domaine urbain (au rythme de la prolifération des réseaux ferrés, autoroutiers, aériens, transocéaniques et des migrations humaines), la constitution de mégalopoles multimillionnaires (quatre cités de plus d’un million d’habitants de la naissance des villes à 1800, onze en 1900, cent-soixante en 1960, cinq cent trente en 2015, sept-cent cinquante en 2030, dont cent-cinquante en Chine avec une moyenne de 6,5 millions d’habitants…) s’accompagne de désastres urbains inconnus jusqu’à alors.
Ceux-ci proviennent de nouvelles concentrations démographiques disproportionnées et sélectives. Elles ont noms : bidonvilles, gated communities, tours, « grands ensembles », marées pavillonnaires, centres commerciaux, destinations touristiques… Et comme conséquences : enfermement et appauvrissement. Sans oublier leurs effets sur le monde vivant et la nature qui déstabilisent à leur tour les zones urbanisées et les rendent vulnérables aux tempêtes, ouragans, incendies de forêts, inondations et épidémies.
Toutes les régions qui s’urbanisent sans ménager leur éco-géographie, bétonnant les bras d’eau, les noues, les rivages, saccagent ce qui, de fait, les protégeaient, comme à Bangkok ou en Floride…
On parle alors d’écocides, de géocides et cela n’est pas nouveau, déjà en 1972, Bernard Charbonneau les dénonçait dans Vers la banlieue totale. Avec la pandémie du Covid19, les zones les plus touchées sont les plus peuplées, là où la densité est la plus importante. Elle nous oblige à reconsidérer ce qui « fait ville », même petite…
En effet, l’esprit des villes provient de l’heureuse combinaison de l’urbanité, la diversité et l’altérité, une de ces qualités vient à manquer, cela suffit à l’anéantir.
Catastrophe(s) et anthropocène, une conférence du mardi 10 juin 2020 à 18h30, disponible en podcast.
> Les intertitres sont de Rue89 Lyon
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