Les podcasts des « Mercredis de l’anthropocène » reprennent cette semaine pour une séance qui porte sur les imaginaires de l’anthropocène. En raison des mesures sanitaires liées au coronavirus, il n’aura pas lieu aux Halles du Faubourg mais est disponible en son.
Pour en parler, l’Ecole urbaine de Lyon reçoit Sarah Dulac, designer-chercheuse actuellement freelance en UX design et Stratégie Digitale et entrepreneuse dans l’économie sociale et solidaire. Elle sera accompagnée de Simone Fehlinger, designer-chercheuse qui développe une méthodologie de rechercher à la croisée entre art, design et sciences sociales.
Ci-après le texte signé par Simone Fehlinger.
De la fiction météo à une réalité trans-corporelle des climats
La pandémie engendrée par le SARS-CoV-2 montre que la séparation moderne de notre habitat en nature et culture est de fait une fiction. Cette division artificielle, à partir de laquelle l’Occident dessine sa vision du monde — exposant la nature en tant que ressource passive maîtrisable et exploitable par l’Homme — est une fiction devenue pourtant bien réelle à travers des outils, des objets, des images. L’anthropologue Philippe Descola examine l’image à la fois comme le résultat et la construction de concepts du monde.
Il montre que le rapport entre les humains et les non-humains peut être organisé parmi quatre ontologies – alors que la conception occidentale et “naturaliste” du monde est caractérisée par une division en sujet et objet, cette sorte de séparation n’a pas de sens ailleurs dans le monde, où d’autres ontologies ont pu se développer.
Des pratiques matérielles et des représentations visuelles transforment les valeurs idéologiques du progrès, de la raison ainsi que les logiques capitalistes et coloniales en comportements quotidiens depuis le 15ème siècle. La pandémie qui nous touche depuis quelques mois exprime une autre réalité. Il s’agit d’une réalité “trans-corporelle”, un concept suggéré par Stacy Alaimo, où le corps humain est inséparable de son environnement à la fois local et global, naturel et artificiel, immédiat et lointain.
Dans cette réalité, les corps humains et non-humains sont des entités multiples, complexes et interdépendantes qui interagissent (ou “intra-agissent” selon Alaimo). Ici, la nature n’est pas un arrière-plan — un décor — mais une matière concrète avec laquelle les tissus du corps humain sont intrinsèquement interconnectés. Un virus inter-espèces, qui fusionne et se multiplie avec et grâce à une cellule humaine, matérialisant ainsi ce concept d’une “biologie queer”. Nous sommes continuellement connectés à des événements, des corps et des lieux distants — dans ce cas précis au marché chinois de Wuhan où étaient entassés dans des cages superposées des animaux sauvages de diverses espèces.
Fin de la séparation artificielle entre l’être humain et la nature
Avec le concept de l’Anthropocène — au sein duquel l’humanité assume son statut d’agent géologique suite à la transformation profonde des cycles biogéochimiques de la Terre — la séparation artificielle entre l’être humain et la nature touche à sa fin. Largement adopté par un monde scientifique et artistique, l’ “Anthropocène” n’a pas encore été officiellement accepté en tant qu’entité formel pour définir une nouvelle époque géologique. J’utilise le terme de l’Anthropocène” comme un titre provisoire désignant un paradigme qui énumère une multitude de concepts (et les propositions de début correspondantes). Le géographe et directeur de l’École urbaine de Lyon Michel Lussault en a assemblé une liste non exhaustive.
Au lieu d’un système clos, c’est-à-dire d’une écologie déterminée et (pré)programmée qui va de pair avec l’émergence de la cybernétique pendant la guerre froide, un réseau Terre ouvert, en perpétuelle transformation, entre en scène.
L’augmentation de la température mondiale, l’acidification des océans ou des événements météorologiques extrêmes de plus en plus rapprochés pourraient rendre notre planète inhabitable pour les générations futures de multiples espèces.
Contrairement au virus qui s’inscrit dans une réalité nature-culture faite d’interdépendances dynamiques, le changement climatique est appréhendé comme abstrait et distant de nos vies quotidiennes — encore aliénées par un imaginaire moderne qui place l’Homme en dehors du monde. Un imaginaire qui émerge avec la Renaissance et qui s’actualise et se concrétise continuellement entre autres par les propositions des designers et architectes. Buckminster Fuller, par exemple, développe dès 1945 des dômes géodésiques.
Ces “private skies” présentent des solutions techniques en réponse à des crises environnementales et inspirent depuis à la fois une culture de géo-ingénierie ainsi qu’une contre-culture de niches écologiques pour une élite blanche.
La météo et le climat, des phénomènes qui nous constituent
Mais une réalité trans-corporelle n’est jamais ailleurs, en dehors ou autre. Comment matérialiser météo et climat non pas comme des phénomènes dans lesquels nous vivons, mais comme des phénomènes qui nous traversent et qui nous constituent ? Comment amener le changement climatique à la maison (“bringing climate change home”) — une maison occidentale, urbaine et domestiquée le plus souvent déconnectée du monde météorologique ?
Lorsque les images (à la fois factuelles et fictives) représentent, médiatisent et créent des réalités, nous devons réfléchir de manière critique à nos archives modernes et coloniales, à notre “ready-made world of ideas, images, and sentiments” — à propos de la façon dont les récits ont été inventés et à qui et à quoi ils sont liés.
Ici commence le projet de recherche-design “New Weather TV” que nous menons au “Deep Design Lab” de la Cité du design-ESAD Saint-Etienne.
Un bulletin météo de l’année 2050
Au-delà du “style”, le design d’une image, d’un objet, d’un bâtiment ou des infrastructures est toujours la traduction d’une pensée. Les images sont donc la matérialisation des valeurs idéologiques qui deviennent des attitudes à travers des formes concrètes et quotidiennes — modélisant nos corps, nos paysages, nos relations, nos comportements. En 2014 et 2015, l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) a invité une soixantaine de présentateurs météo du monde entier à imaginer un « bulletin météo de l’année 2050« .
Il s’agissait alors de promouvoir la Conférence de Paris sur le changement climatique (COP 21), la Conférence de Sendai sur la réduction des risques de catastrophe, la Conférence de Lima sur le changement climatique (COP 20) et le Sommet des Nations unies sur le climat à New York. Ces artefacts média cosmopolitiques, qui mettent en scène des images des bulletins météorologiques (mainstream) à l’international, sont cependant essentiellement identiques.
La planète est présentée comme une vue satellite techno-esthétique (une image idéalisée sans débris spatiaux).
Le système Terre est matérialisé sous forme de schémas et de modèles informatiques.
La carte météorologique est l’équivalent d’une carte politique — attachée à l’État-nation même si les particules ne peuvent pas être arrêtées aux frontières. Au lieu d’expliquer les relations nature-culture complexes et interconnectées, la culture visuelle actuelle du changement climatique est en outre réduite à des images “sublimes” d’événements météorologiques extrêmes tels que les inondations, les vagues de chaleur, la fonte des glaciers et la sécheresse. Ces images esthétisent constamment les puissances capitalistes qui exploitent les ressources à la fois humaines et non-humaines.
La vision occidentale du monde — basée sur la suprématie d’une élite humaine aux dépens des êtres humains déclassés et au détriment des êtres non-humains — pénètre quotidiennement dans nos corps à travers la technique du chroma keying du bulletin météorologique. La technique du chroma keying (ou “incrustation”) est une technique audio-visuelle de composition d’images. Pour la réalisation des bulletins météo, le présentateur ou la présentatrice est placé devant un écran bleu ou vert. Des informations (cartes, visualisations de données, simulations, images d’archives ou vidéos) sont virtuellement ajoutées sur celui-ci.
Post-production de la réalité contemporaine
“If reality is post-produced, it also means that we can intervene in reality with imaging techniques. The question may not longer be ‘What is represented in images?’ or ‘How do we read images?’—although these questions still remain absolutely important. But as makers, producers and co-producers of images, additional questions are: Which images do we want to become real? How do we change reality by the means of post-production? How can reality be photoshopped? How can reality be edited?” —Hito Steyerl
En questionnant la performativité du design et sa capacité à créer des valeurs sociales et politiques, “New Weather TV” compose avec cette déclaration exprimée par l’artiste et auteure allemande Hito Steyerl. Selon Steyerl, la réalité contemporaine est “post-produite”. Cela signifie en conséquence que celle-ci peut être modifiée à partir de techniques de photoshopage ou de montage. Steyerl applique ainsi la pratique de la postproduction (étape de production audiovisuelle où des séquences pré-enregistrées d’images, de sons, d’effets spéciaux, etc. sont sélectionnées et assemblées pour former une (nouvelle) oeuvre médiatique) à la réalité.
Outre la question de la représentation et de la lecture des images, Steyerl propose d’ajouter la question suivante : “Quelles images voulons-nous rendre réelles ?”
Fictions du bulletin météo
“New Weather TV” explore une telle hypothèse. En partant du constat que la Terre a été transformée en installation vidéo, le projet s’intéresse à la production, diffusion et réception des images du bulletin météorologique et aux fictions qu’il incruste dans nos réalités quotidiennes : des fictions qui évoquent notre environnement comme objet externe, calculable et ainsi maîtrisable. « New Weather TV » déconstruit cette vision moderne et coloniale du monde qui organise nos manières de voir, d’entendre, de penser, de sentir l’Anthropocène qui en résulte.
Partant du principe que les images ne sont pas seulement des représentations mais aussi, comme le vidéaste Harun Farocki le souligne, des pratiques et réalités matérielles, “New Weather TV” explore en outre un dispositif à la fois technique et spatial.
Comment le studio de télévision — architecture et système complexe dépendant à la production et diffusion des images — structure nos subjectivités ? Comment la pratique du chroma keying (déjà largement appliquée dans la diffusion des données météorologiques) peut-elle interrompre et rediriger le récit actuel de l’Anthropocène ? Quelles images et attitudes voulons-nous produire afin de concevoir des réalités trans-corporelles et non anthropocentriques ? What future weather do we want ?
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