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[PODCAST] « L’utopie contemporaine des marches collectives »

L’Ecole urbaine de Lyon propose une série de conférences intitulées « Les Mercredis de l’anthropocène », données aux Halles du Faubourg (Lyon 7è). Rue89Lyon en est partenaire et publie à ce titre les tribunes d’invité.e.s et intervenant.e.s.

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Marches, tables longues, et autres ateliers contributifs dans le cadre de « La grande traversée, à la recherche des “écologies singulières” de la métropole du grand Genève ». Consultation du Grand Genève lancée par la Fondation Braillard (2018-2020). Équipe sous la direction de Franck Huilliard : INterland / Bazar urbain / Contrepoint / Coloco / Coopérative Equilibre / Ecole urbaine de Lyon.

Le douzième rendez-vous des « Mercredis de l’anthropocène » portera sur la marche comme outil d’analyse du territoire. En raison des mesures sanitaires liées au coronavirus, il n’aura pas lieu aux Halles du Faubourg mais sera disponible en podcast.

Pour en parler, l’Ecole urbaine de Lyon reçoit Vianney Delourme, journaliste à l’origine de la création de Enlarge your Paris qui a initié le sentier street art du Grand Paris. Il échangera avec Nicolas Tixier, architecte, professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble, à l’École supérieure d’art d’Annecy Alpes et à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine et chercheur au Cresson.

Ci-après le texte signé par Nicolas Tixier et son collègue Pascal Amphoux.

« Les marches ont le vent en poupe »

Entre la pratique du chercheur qui trop souvent se réfugie dans la posture de l’analyse et la pratique de l’urbaniste qui trop souvent se réfugie dans celle du projet, nous recherchons depuis des années des voies tierces qui rendent opératoires des passages vivants entre l’écriture prétendument objectivante de l’un et le dessin soi-disant libre de l’autre. “Marches collectives”, “Plateformes publiques et plateaux radio”, “Tables longues”, “Captations vidéo-projectuelles”, “Ateliers cartes sur tables”, … sont ainsi autant de méthodes que nous avons mises en œuvre et peu à peu formalisées pour alimenter nos propres projets urbains ou celui des autres.

Marches, tables longues, et autres ateliers contributifs dans le cadre de « La grande traversée, à la recherche des “écologies singulières” de la métropole du grand Genève ». Consultation du Grand Genève lancée par la Fondation Braillard (2018-2020). Equipe sous la direction de Franck Huilliard : INterland / Bazar urbain / Contrepoint / Coloco / Coopérative Equilibre / Ecole urbaine de Lyon.
Marches, tables longues, et autres ateliers contributifs dans le cadre de « La grande traversée, à la recherche des “écologies singulières” de la métropole du grand Genève ». Consultation du Grand Genève lancée par la Fondation Braillard (2018-2020). Equipe sous la direction de Franck Huilliard : INterland / Bazar urbain / Contrepoint / Coloco / Coopérative Equilibre / Ecole urbaine de Lyon.

La première est sans doute celle qui est aujourd’hui la plus répandue dans les démarches dites participatives. La déambulation, la randonnée métropolitaine, le safari urbain… Les marches ont le vent en poupe. Elles permettent aux participants de passer un moment généralement heureux, de libérer leur parole et de partager une expérience. Mais lorsqu’elles en restent là, elles font bientôt la caution (normalisée) de démarches participatives qui restent indépendantes de la réalité du projet urbain qu’elles sont censées alimenter. Elles tombent sous le joug de l’utopie au sens le plus faible du terme. Le succès et la vulgarisation de la méthode en ont fait oublier les fondements. Inviter les gens à marcher, c’est bien, mais cela ne garantit pas la prise en compte effective de leur propos. En extraire un récit du lieu qui soit porteur de projet est plus exigeant.

Plus que d‘un projet singulier, c‘est de la posture de projet que nous voulons parler, par distinction, on le verra, avec la posture de l‘analyse. Un projet particulier est par ailleurs toujours pluriel.

« Le projet, disons-nous souvent, c’est mille et un projets de nature, de taille, de statut différents aussi ».

Le texte qui suit veut rappeler, brièvement, quels sont les tenants et aboutissants d’une méthode plus rigoureuse qu’il n’y paraît. Il résume les principes qui, en amont et en aval de l’acte de marcher proprement dit, doivent de notre point de vue rendre indissociable la marche proprement dite et la modalité de restitution mise en œuvre pour « faire projet » – ici le livret.

La marche

L’hypothèse de travail est simple. La marche est un moyen d’augmenter notre champ perceptif, d’ouvrir l’œil ou de prêter l’oreille, et de se remettre à l’écoute de tout ce qui dans le territoire ne parle pas . En situation de projet, elle consiste alors à réunir in situ des acteurs du territoire concerné pour leur demander de « le réciter » (c’est-à-dire de le décrire autant que de le raconter au passé, au présent ou au futur) en « marchant le lieu » (c’est-à-dire en le parcourant autant qu’en se laissant traverser par lui). On associe ici deux actions qui peuvent être séparées ou combinées : « Viens, je te montre » et « Écoute, je te raconte ». Mais avec qui marcher, comment et qu’en tirer ? Trois principes permettent de répondre à ces questions, qui sont pour nous autant de points de méthode pour faire projet.

Marches, tables longues, et autres ateliers contributifs dans le cadre de « La grande traversée, à la recherche des “écologies singulières” de la métropole du grand Genève ». Consultation du Grand Genève lancée par la Fondation Braillard (2018-2020). Équipe sous la direction de Franck Huilliard : INterland / Bazar urbain / Contrepoint / Coloco / Coopérative Equilibre / Ecole urbaine de Lyon.
Marches, tables longues, et autres ateliers contributifs dans le cadre de « La grande traversée, à la recherche des “écologies singulières” de la métropole du grand Genève ». Consultation du Grand Genève lancée par la Fondation Braillard (2018-2020). Équipe sous la direction de Franck Huilliard : INterland / Bazar urbain / Contrepoint / Coloco / Coopérative Equilibre / Ecole urbaine de Lyon.

Le premier est un principe de diversité. Avec qui marcher ? Si le nombre de participants est variable suivant les cas, il faut que la diversité des personnes convoquées (c’est-à-dire littéralement amenées à « parler ensemble ») soit a priori la plus grande possible. On veillera par exemple à ce que soient systématiquement mêlées trois paroles que nous tenons pour incommensurables, celles de l’habitant, celle du décideur et celle du concepteur. Et pour faire émerger des enjeux intéressants, pour que la convocation de leurs paroles soit fructueuse, pour qu’elles soient en capacité de se confronter, de se conforter ou de s’annuler, de se discuter ou de se négocier, il faut qu’elles soient innombrables et hétérogènes.

Deuxième question. Comment marcher ? Quel rôle jouer ? Quelles consignes donner ? La réponse réside dans un principe de fluidité. Les marches étant collectives (avec des groupes parfois nombreux), il faut être plusieurs pour en assurer le bon déroulement. Plusieurs, non pas pour « animer » ou diriger les marches, mais pour les accompagner, c’est-à-dire pour en soutenir les protagonistes de manière discrète et non directive, et surtout pour écouter ce qui se dit et saisir les récits émergents. La posture est précise. Comme le dit Bruno Plisson, il ne faut pas travailler pour les gens, il ne faut pas même travailler avec eux, il faut parvenir à travailler parmi les gens .

Troisième question. Comment conclure la marche ? Comment mettre en commun les paroles énoncées séparément ? Comment extraire à chaud et mettre en discussion de premiers arguments de synthèse ? C’est cette fois un principe de récurrence qui fonde la démarche. Il s’agit littéralement de faire retour sur ce qui s’est passé pendant la marche, ou de réactiver les propos qui s’y sont tenus sur un autre mode. D’où l’importance de se remettre à table, en salle, après avoir marché, de reprendre une conversation « posée », autour d’une table, après des discussions « mouvementées », en déplacement.

Le livret

Les marches étant réalisées, le travail de restitution peut commencer. Il donnera lieu in fine à l’édition d’un livret rendu aux participants d’abord, à un public élargi ensuite. Trois opérations, qui sont autant de modalités d’écriture, permettent de construire le dit-livret : la table et les ciseaux, le montage entre le texte et l’image, et l’énonciation des enjeux.

La première opération consiste, littéralement, à remettre à plat le matériau recueilli. Les retranscriptions des marches et des débats sont effectuées, découpées en fragments de texte autonomes, réassociées en fonction de thématiques émergentes, puis réorganisées de manière à respecter ou reconstituer l’ordre d’apparition des propos pendant la marche. Un travail analogue est produit sur la multiplicité des images recueillies.

La deuxième opération consiste à recomposer un authentique « récit du lieu » , en effectuant le montage des marches. Celui qui pose les questions, c’est en quelque sorte le lieu lui-même. C’est la raison pour laquelle nous parlons de « récit du lieu ». Mais pour que le lieu se récite, il faut que la parole s’énonce aussi spontanément que possible. Comment ? En mettant les gens en marche. Pourquoi ? Parce que la marche, comme l’ont montré de nombreux philosophes, aide à formuler sa pensée, mais aussi parce que l’espace traversé motive la conversation, le commentaire ou le discours sur le lieu. C’est le niveau de l’énonciation. Ce n’est pas le marcheur qui dit le lieu, c’est le lieu qui se dit en lui, aurait pu dire Pierre Sansot.

Entre le texte et l’image, la forme d’écriture (analogue à celle du roman-photo) prend ici un sens quasi cinématographique. Le montage, c’est une manière à la fois de se distancier de la parole initiale et de s’y enfouir, une manière par un jeu d’agencement, de remodelage ou de bricolage des paroles initiales, de mieux dire par l’écrit ainsi recomposé ce qui a été dit par la voix de manière spontanée, une manière justement d’extraire d’une multitude de paroles individuelles le texte d’une parole collective. Toute citation individuelle est à ce titre bannie, mais l’obsession de fidélité à la parole d’origine reste intacte.

Marches, tables longues, et autres ateliers contributifs dans le cadre de « La grande traversée, à la recherche des “écologies singulières” de la métropole du grand Genève ». Consultation du Grand Genève lancée par la Fondation Braillard (2018-2020). Equipe sous la direction de Franck Huilliard : INterland / Bazar urbain / Contrepoint / Coloco / Coopérative Equilibre / Ecole urbaine de Lyon.
Marches, tables longues, et autres ateliers contributifs dans le cadre de « La grande traversée, à la recherche des “écologies singulières” de la métropole du grand Genève ». Consultation du Grand Genève lancée par la Fondation Braillard (2018-2020). Equipe sous la direction de Franck Huilliard : INterland / Bazar urbain / Contrepoint / Coloco / Coopérative Equilibre / Ecole urbaine de Lyon.

Troisième modalité de la récurrence. Après la mise à plat des matériaux et leur recomposition sous la forme d’un récit imagé, il faut encore extrapoler de ce récit tout ce qui, dans un langage un peu plus technique, peut constituer des enjeux de projet du point de vue opérationnel – des enjeux « transversaux », récurrents dans les discours, auxquels le projet, dans sa conception générale, devra s’efforcer de répondre, et des enjeux « localisés » qui portent sur des sous-espaces, qui ont été identifiés comme tels par la plupart des marcheurs et que le projet, dans ses parties singulières, devra (ré)articuler. Si le livret donne à voir le texte d’une mémoire collective inaperçue sur les lieux marchés et se tourne avant tout vers les marcheurs eux-mêmes, l’énonciation des enjeux doit extraire de cette mémoire tout ce qui en elle interroge l’avenir ou le devenir des lieux et est alors tourné vers le concepteur ou le décideur.

« Paroles données, paroles rendues »

Telle est pour finir notre devise – derrière laquelle on trouvera sans doute une forme de déontologie minimale pour nos pratiques professionnelles , mais dont il faudrait un jour mesurer la portée politique, face aux dérives participatives convenues.

Si des habitants, des usagers, des acteurs nous donnent leur parole (ici par le truchement de la marche collective), nous avons en charge de la leur « rendre » (en ce cas par la confection du livret). Cela veut dire, au sens, littéral, ne pas la confisquer et leur donner la possibilité de la reprendre, de la corriger, de la faire évoluer… Mais cela veut aussi dire qu’il faut en travailler la mise en forme, leur donner une expression forte et accessible, en assurer le « rendu » – en un sens alors formel : s’ils nous donnent leurs paroles singulières sous la forme d’innombrables récits individuels (au pluriel), nous « la » leur « rendons » sous la forme d’un récit unique et collectif (au singulier). Rendre parole, c’est à la fois la restituer et la transformer. Davantage, c’est la transformer pour la restituer – par le texte et par l’image.

Ce qui permet de dire au mieux l’essence de la méthode, c’est ce passage de la posture analytique à la posture de projet – le passage de la parole singulière aux paroles innombrables et/ou inversement, celui des paroles multiples à la parole singulière.

Marches, tables longues, et autres ateliers contributifs dans le cadre de « La grande traversée, à la recherche des “écologies singulières” de la métropole du grand Genève ». Consultation du Grand Genève lancée par la Fondation Braillard (2018-2020). Équipe sous la direction de Franck Huilliard : INterland / Bazar urbain / Contrepoint / Coloco / Coopérative Equilibre / Ecole urbaine de Lyon.
Marches, tables longues, et autres ateliers contributifs dans le cadre de « La grande traversée, à la recherche des “écologies singulières” de la métropole du grand Genève ». Consultation du Grand Genève lancée par la Fondation Braillard (2018-2020). Équipe sous la direction de Franck Huilliard : INterland / Bazar urbain / Contrepoint / Coloco / Coopérative Equilibre / Ecole urbaine de Lyon.

On saisit le paradoxe qu’il faut tenir. Il n’y a pas un sens plus fort que l’autre. C’est le chiasme du singulier et du pluriel qui importe. D’une multiplicité de paroles nous devons tirer l’unité ou les unités sémantiques — ce que le livret en tant qu’objet publié assume et dans sa forme et dans son contenu. D’une parole unique nous devons exprimer la diversité. C’est aussi pourquoi le livret propose différentes formes d’écriture et d’image (la transcription fidèle, la recomposition d’une idée, l’exergue aphoristique, l’extrapolation d’enjeux…). Encore faut-il insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une aporie, mais peut-être d’une utopie.

Le livret n’est pas destiné à clore un processus sur lui-même, mais à l’ouvrir ou à l’alimenter. Ce n’est pas un livre au sens littéraire d’une œuvre en soi, mais bien un « livret » au sens musical qui représente l’œuvre à jouer ou à interpréter — en l’occurrence le projet urbain à réaliser. Vous nous avez confié votre parole (vous nous l’avez donnée en un premier sens), nous vous avons promis d’en faire quelque chose (nous vous l’avons donnée en un second sens), nous en avons fait autre chose (nous vous l’avons « redonnée » en un troisième sens)… A vous maintenant de nous aider à prolonger cet échange, non comme un échange de biens (don contre don), mais comme un processus évolutif de transformation conjointe des représentations du territoire et des actions sur ce bien commun.

Et peut-être serait-ce là l’utopie contemporaine des marches collectives : un moyen quasi littéraire de faire exister dans le même temps, sur le terrain du projet, ce qui y a lieu ou eu lieu et ce qui n’a pas encore de lieu.

La marche comme outil d’analyse du territoire, une conférence du mercredi 18 mars 2020 à 18h30, disponible en podcast.


#Ecole urbaine de Lyon

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