Restes d’enfance, c’est le titre de ce futur ouvrage consacré à ce que l’on mangeait quand on était enfant. C’est également le nouveau projet que l’association Vrac va auto-éditer. De la cuisine à l’édition, le projet de Boris Tavernier a bien évolué. Au départ, « Vers Un Réseau d’Achat en Commun » ou Vrac de son petit nom avait pour ambition de rendre accessible des produits de qualités et pas chers dans les quartiers populaires. Depuis, les activités de cette association se sont diversifiées à mesure que le projet a essaimé au-delà de la région lyonnaise.
Concours de cuisine, ateliers, projets pédagogiques… Malgré la variété des activités, Vrac garde le même objectif. Développer une réflexion autour de la cuisine, dans ses aspects politiques, sociaux et sanitaires. Dans ce futur ouvrage, l’association a demandé à une trentaine de personnalité de se replonger dans ses souvenirs d’enfance pour décrire un des plats qui les a marquées. L’auteur Alexis Jenni, qui a participé au premier ouvrage ne pouvait pas ne pas faire partie de la sélection. Le Goncourt 2011 membre du concours de nouvelles de Rue89Lyon a donc sorti de sa mémoire une des spécialités de sa mère. Ce texte est publié ici et vous pourrez le retrouver dans l’ouvrage qu’il est possible de commander ici dans le cadre d’un crowdfunding.
Les patates farcies d’Alexis Jenni
Ma mère était de l’Est ; et elle cuisinait horriblement les pâtes. Elle les mijotait à feu doux et les servait mal égouttées, nous avions quelques minutes pour les manger avant qu’elles ne refroidissent et ne figent en colle, c’était sous le gruyère râpé une masse indistincte qui nécessitait d’être recoupée au couteau. Elle cuisinait tout aussi horriblement le riz, mijoté de la même façon, dans beaucoup d’eau, longtemps, et avait fini par opter pour le riz complet qui fond moins quand on lui inflige ce traitement. Même surcuit, il reste ferme. C’était pour elle des nourritures exotiques auxquelles elle sacrifiait de mauvaise grâce, pour suivre l’air du temps, mais qu’elle n’aimait pas. Elle ne faisait aucun effort, car son goût ne la portait pas vers ces plats blanchâtres, fades et gluants.
Ma mère était de l’Est, de cette France froide où les nourritures doivent tenir au corps, et lorsqu’elle était enfant elle a mangé tous les jours des pommes de terre. La patate ! Voilà une nourriture sérieuse, et noble, jamais ratée.
Quand j’ai été jeune adulte, j’ai cuisiné, pour moi et ma famille, et j’ai développé une certaine science des pâtes, al dente et accommodées, et du riz, surtout du basmati indien qui ne colle pas. Mais je n’ai jamais su faire ce qu’elle faisait avec les patates, car c’est ça qu’elle aimait. Elle les cuisinait de mille façons (j’exagère…), frites, sautées, bouillies, mijotées, écrasées, soufflées, bêtement au four ou bien gorgées de crème, c’était toujours bon. Mais le sommet de cet art du tubercule, c’était les patates farcies.
« Le parfum de jus grillé envahissait la maison »
Les jours de patates farcies, un dimanche essentiellement, elles embaumaient toute la matinée, le parfum de jus grillé envahissait la maison, et quand j’entrais dans la cuisine j’entendais le grésillement de la grosse cocotte rouge sur le feu minimal, patiente comme un chat. Il était interdit de l’ouvrir en cours de route, mais je savais qu’on y avait introduit des patates blanches, fades et vitreuses, et qu’elles en ressortiraient brunies, imprégnées d’huile et de sucs de viande, magiquement transformées en délices.
Pour farcir, il fallait un rôti. De la veille, de l’avant-veille, ou pire encore, une ruine de viande à demie découpée, plus très présentable, affaissée dans son jus figé. J’ai l’impression que plus personne ne fait de rôti maintenant, mais en ces temps de viande triomphante où l’expression « gagner son pain » avait été remplacée par « gagner son beefsteak », il était banal qu’il en traîne dans les fonds de frigo, on ne pouvait pas tout manger en une fois, on comptait large. Rôti tout court, cela voulait dire bœuf, sinon on précisait de veau, ou de porc, tout allait pour les patates farcies, tous les fonds de viande même le poulet, mais c’était moins bon ; à moins de bien y mêler la peau et le gras. Le canard, jamais ; on n’en mangeait pas, il poussait mal dans le Sud-Est où j’ai grandi, ça m’est venu sur le tard.
« Dans le cratère de chaque patate disposer une boulette de farce »
Ma mère possédait un hachoir, une machine électrique dont il fallait assembler les pièces avant de s’en servir, c’est bien le seul engin mécanique que je l’ai jamais vue manipuler, ce qui dit bien l’importance de la cérémonie. Elle y engloutissait les restes de viande, le ronronnement était poussif, on sentait l’effort, et de tous les petits bouts en vrac introduits d’un côté, sortait de l’autre un hachis brun homogène, un peu sec quand même. Elle y ajoutait du pain sec trempé dans du lait, juste ce qu’il fallait pour obtenir un mélange moelleux, mais qui se tient en petites boulettes. Sel, poivre, muscade avaient été ajoutés au passage.
Il faut maintenant penser aux patates : d’une variété qui reste ferme, de taille moyenne, enfin celles qu’il faut. Les éplucher, et puis de la pointe de l’économe creuser sur leur flanc un petit cratère de la taille d’une noix, d’un geste tournant qui détachera un fragment en forme de cône, que l’on appellera « chapeau ».
C’est le moment de sortir du placard la cocotte en fonte, mais toute gamelle à fond épais fera l’affaire, l’essuyer un peu parce qu’elle ne sert pas tous les jours, et huiler le fond sans pleurer l’huile. Dans le cratère de chaque patate disposer une boulette de farce, et les disposer toutes bien farcies au fond de la cocotte, bien serrées, et ajouter les chapeaux où on peut. Rehuiler un peu, la diététique n’était pas encore inventée, saler largement, poser le couvercle et mettre le feu. D’abord fort, puis doux, et laisser les mystérieuses métamorphoses se produire sans soulever le couvercle. Compter une bonne heure, en restant aux aguets des odeurs : grillé, c’est bien, brûlé, faut éviter, et ça se décide au nez.
« J’en prenais, puis j’en reprenais, et je finissais le plat »
Là, dans la tranquille paresse du dimanche matin où tous les horaires sont décalés, ça grillotait et ça fondait, patates et farce mêlées, fumet de viandes et douceur d’amidon, ça sentait merveilleusement bon. À table, il y aura un enjeu particulier autour du « grillé », cette base de chaque patate en contact avec le fond huilé, voire huileux, de la cocotte. Il sera devenu très brun, croustillant comme une frite bien faite, translucide comme un vitrail, et devra être réparti équitablement entre les convives. Certain chapeaux, tombés au fond, accèderont à la dignité de « grillé ». Gamin, je triais, je laissais ces morceaux de choix au bord de mon assiette, en un petit tas plein de promesse, pour les déguster lentement tout à la fin.
Pendant mon adolescence, ma mère fut prise d’un dada végétarien, et ce plat disparut faute de surplus de viande. Plus tard, quand adulte je venais la voir, elle le refaisait parfois, une fois tous les deux ans peut-être, et j’en prenais, puis j’en reprenais, et je finissais le plat, je le dévorais jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.
Mais le plus étrange de cette histoire, c’est que me passionnant pour la cuisine, la faisant chaque jour, aimant chercher, inventer, me surprendre moi-même, je n’ai jamais réalisé ce plat, qui ne comporte aucune difficulté. Je n’y pensais simplement pas, rêvant parfois d’en manger, mais n’entreprenant jamais de le faire. Je n’osais pas sans doute. Et ma mère maintenant disparue, la recette est éteinte. Je n’entendrai plus le moteur poussif du hachoir vers dix heures le dimanche matin, je ne sentirai plus le grillé embaumer la maison, et sans doute, ce plat, je ne le goûterai jamais plus.
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