Stéphane Cordobes, chercheur et enseignant en prospective territoriale et urbaine, sera l’un des deux intervenants de cette conférence. Découvrez ci-après une tribune écrite par le chercheur pour entrer dans cette thématique.
Comment édifier les territoires du monde anthropocène ? Pour la plupart des acteurs territoriaux, l’anthropocène est un terme abscons. Demandez-leur une définition : les mieux informés préciseront qu’il s’agit d’une nouvelle période géologique causée par l’activité humaine et succédant à l’holocène ; les plus sceptiques préciseront que l’hypothèse n’a pas encore été validée par les instances scientifiques internationales.
Interrogez-les sur la manière dont ils se préparent à entrer dans l’anthropocène : les mots laisseront place à un silence vertigineux parce que la question leur paraîtra absurde ou que son étendue les rendra mutiques. De fait, l’anthropocène n’est pas seulement une ère nouvelle dans laquelle nous serions entrés par la force de notre action sur la terre, c’est aussi un nouveau monde qu’il va falloir édifier afin d’y survivre. Et pour faire face à ce défi, les territoires sont en première ligne.
L’anthropocène, un nouveau monde
Qui dit « nouveau monde », dit nouvelles composantes. Les premières à s’imposer occupent enfin la place qui leur revient dans la sphère publique : changement climatique et aléas qui en résultent, extinction des espèces et menaces sur le vivant, raréfaction des ressources et fin annoncée du modèle économique de production et de consommation de masse, obsolescence des objets techniques et des infrastructures du monde moderne, etc.
Face à celles-ci, des États qui tergiversent et peinent à proposer des politiques à la hauteur des menaces pressantes. Une société civile qui perçoit au quotidien la multiplication de ces signes d’étiolement et manifeste chaque jour plus bruyamment son inquiétude. Des regards qui se tournent vers les territoires avec un espoir teinté de perplexité : est-ce vraiment à cette échelle que l’entrée dans le monde anthropocène a vraiment le plus de chance de se faire? C’est en tout cas ce que des scientifiques dignes de confiance supposent : pour Bruno Latour, atterrir, c’est réorienter notre pensée en même temps que de la mettre en application de manière située, au plus près de nos territoires de subsistance.
Des établissements humains vulnérables
Pour Michel Lussault, prendre soin de nos espaces de cohabitation, c’est reconcevoir nos politiques d’aménagement et urbaines afin de répondre à l’enjeu devenu prioritaire de vulnérabilité des établissements humains. L’édification du monde anthropocène et celle de ses territoires s’affirment ainsi comme allant de pair.
Comment les acteurs territoriaux vont-ils s’y prendre pour honorer cette invitation ? Ne font-ils pas déjà assez en respectant les normes environnementales qui s’accumulent, en produisant et adoptant des schémas de planification lourds et exigeants, en participant aux différents dispositifs de transitions visant à promouvoir un développement durable ?
D’évidence non si l’on entend les conclusions des études qui rendent compte de la détérioration de la biosphère et de nos conditions d’existence. Malgré les mesures et actions d’atténuation et d’adaptation, la trajectoire de l’humanité et de ses territoires conduit à une impasse. Impasse que les tenants de la collapsologie décrivent avec force détails dans leurs essais. On peut douter de la rigueur de leur démonstration, critiquer leur dramatisation excessive de la situation, douter de l’exactitude des enchainements causaux et de leurs temporalités, s’interroger sur l’intention qui préside à ce catastrophisme, craindre ses effets.
Comment élargir le champ, le nombre et la portée des expérimentations ?
Mais nier la possibilité que l’effondrement constitue l’ultime épisode du récit moderne paraît maintenant impossible. Entrer dans l’anthropocène, ce n’est d’ailleurs pas adhérer à ce funeste augure : c’est sortir du monde moderne avant la catastrophe et commencer à écrire le récit de ce qui y succèdera, en faisant territoire.
Certains s’y emploient déjà. L’engagement de collectifs dans les ZAD et autres lieux de désobéissance civile, les batailles menées par certains peuples autochtones pour faire valoir leurs droits et ceux des vivants non humains avec qui ils cohabitent, les projets locaux visant à mettre en oeuvre les principes de frugalité, d’autosuffisance alimentaire et énergétique, d’hospitalité, de gestion des communs, de circuits courts, de « zéro artificialisation», etc. forment une nébuleuse d’expérimentations à considérer parce que s’y testent des modes de vie alternatifs riches d’enseignement.
Malgré leurs limites, leur radicalité, leurs excès, leurs impacts limités, il s’agit des premières esquisses territoriales du grand récit anthropocène à écrire. Comment aller plus loin ? Comment élargir le champ, le nombre et la portée des expérimentations ? Sur la base de quels savoirs et savoir-faire ? Dans quel cadre légal ? Comment appréhender ces enjeux qui engagent le futur des territoires, comment façonner les nouvelles représentations et visions communes, inventer et partager les nouveaux cadres d’action, imaginer des horizons acceptables, engager les bifurcations vitales ?
Depuis un demi-siècle, une ingénierie s’est instituée et a trouvé place dans les territoires pour remplir cette fonction : la prospective.
La prospective, un moyen de penser les alternatives possibles
Entrer dans l’anthropocène constitue pour celle-ci un formidable terrain en même temps qu’une redoutable épreuve. La prospective, née dans les années 50, est largement partie prenante du projet moderne et de ses déclinaisons territoriales dont nous anticipons aujourd’hui l’échec. Peut-elle dépasser le paradigme culturel dont elle est issue, complice, et contribuer à en inventer un nouveau ?
C’est le pari que l’on prend sans être dupe des limites des pratiques passées et de la difficulté de l’exercice. La prospective pour permettre aux territoires d’entrer dans le monde anthropocène va devoir être refondée. Comment ? Voilà une question à laquelle les acteurs qui pratiquent, pensent, développent, enseignent la prospective territoriale ne sauraient échapper.
C’est une question à laquelle l’Ecole urbaine de Lyon soutenue par le Commissariat général à l’égalité des territoires s’attelle avec son projet de studio « prospective des territoires du monde anthropocène », plateforme de recherche, d’expérimentation et d’enseignement, fort d’un parti-pris pragmatiste assumé : c’est sur le terrain, dans l’expérience, en menant un travail d’enquête approfondie avec la multitude d’acteurs qui sont engagés dans la construction des territoires habitables de demain et en expérimentant à leurs côtés, que cette réinvention de la prospective pourra se faire.
Vers la prospective territoriale de demain
Nous ne partons pas, là non plus, de rien. Durant cette dernière décennie, les pratiques prospectives se sont en effet diversifiées, contribuant déjà à l’élaboration des projets territoriaux alternatifs précédemment mentionnés et inventant des modes de faire originaux. Des élus, techniciens et autres acteurs, confrontés à la réalité du terrain, aux mutations sociétales en cours, à la nécessité des transitions écologiques qui s’affirment, pensent et portent des dispositifs précurseurs de ce que pourrait ou devra devenir la prospective territoriale de demain.
Il faut donc ouvrir le dialogue avec ces territoires, enquêter in situ, évaluer ces nouvelles pratiques, les mettre en réflexion, les partager. C’est ce que nous entreprenons avec Christophe Vandeerportael et Isabelle Brun qui ont en charge l’animation prospective du Grand Annecy lors d’un « Mercredi de l’anthropocène ».
C’est l’objet spécifique d’un atelier qui se tiendra lors du festival « À l’école de l’anthropocène » ouvert à tous les acteurs territoriaux le 30 janvier 2020 à Lyon. D’autres scènes de réflexion encore se montent en partenariat notamment avec la Fédération nationale des agences d’urbanisme. Ici et là, ce sont autant des signaux faibles qu’il faut considérer pour élaborer collectivement la prospective des territoires du monde anthropocène. Il y a néanmoins d’ores et déjà un des principes fondateurs de la prospective que l’on sait devoir conserver parce que l’on en a un impérieux besoin : son optimisme méthodologique.
[Mise à jour : l’un des intervenants ayant des difficultés à venir, la conférence est reportée en 2020]
« Vers une perspective anthropocène », mercredi 11 décembre, de 18h30 à 20h30, aux Halles du Faubourg. Avec :
– Stéphane Cordobes est chercheur et enseignant en prospective territoriale et urbaine, il est conseiller « recherche et prospective » au Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET). Il interroge, en particulier, l’expérience prospective et la façon dont cette pratique pourrait contribuer à relever les enjeux du monde urbain anthropocène.
– Christophe Vandepoortaele est Directeur Général Adjoint des services du Grand Annecy (démarche en cours : « Imagine le Grand Annecy en 2050 »).
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