avec Theresa Bullman, distilleuse éclairante et engagée qui révèle les écueils de cet univers très réglementé.
Elle est signataire du « Manifeste de la Gnôle Naturelle« , initié par un collectif de distilleries naturelles. Certaines d’entre elles seront les 16 et 17 novembre 2019 à Lyon, à l’occasion du Salon des vins naturels « Sous les pavés la vigne » que Rue89Lyon co-organise dans la ville avec la maison d’édition Nouriturfu.
« Le spiritueux, ce n’est pas un truc à 150 balles qui brille. La racine de l’alcool, c’est l’alchimie »
Rue89Lyon : Pourquoi avoir choisi le nom de « gnôle » pour le collectif et le manifeste ? Pour le côté paysan, populaire ?
Theresa Bullman : Nous voulions nous inscrire dans la très ancienne culture de la distillation. Elle a presque été éliminée en France après la guerre. Le mot « gnôle » a presque une connotation péjorative, vernaculaire, un peu bizarre, et c’est justement à cette histoire ancienne, qui vient de l’alchimie, qui est paysanne et locale que nous voulons nous relier.
C’est très éloigné du monde urbain des spiritueux, du chic, du brillant, avec des belles étiquettes.
Nous, nous sommes artisans et nous travaillons dans un monde agricole, paysan, puisque nos produits viennent de ce monde. C’est ça notre histoire. Le spiritueux, ce n’est pas un truc à 150 balles qui brille. La racine de l’alcool, c’est l’alchimie.
« Nous n’avons pas envie de polluer la terre alors que nous sommes dans une urgence écologique absolue »
Qu’y a-t-il dans les alcools classiques que l’on ne retrouve pas dans une gnôle naturelle ?
Il y a plusieurs choses. Cela commence avec la façon de traiter le moût. La fermentation de cette base peut se dérouler avec pleins d’intrants. Si l’on utilise du vin, il y aura toutes les saloperies qu’il peut y avoir dans certains vins conventionnels. Par exemple, le soufre, qui est compliqué pour la distillation.
C’est un stabilisant qui colle les molécules ensemble, alors que la distillation est un processus de séparation. Il y a pleins d’autres choses : les agents anti-mouches, les levures qui peuvent donner des goûts, les enzymes… Les traitements chimiques comme la soude (pour corriger l’acidité), l’acide sulfurique (pour acidifier)…
Avant la bouteille, il y a aussi le champ. Si vos champs sont bourrés de pesticides, déjà cela ne nous plait pas. Nous n’avons pas envie de polluer la terre alors que nous sommes dans une urgence écologique absolue.
A part ce souci là, il y a aussi la question de la concentration de ces produits chimiques que l’on va retrouver dans la distillation. Vous pouvez en effet utiliser un distillat de base et le traiter de manière assez problématique pour obtenir plus de goût. Pour avoir une structure plus mielleuse, plaisante dans le palais, il est possible d’ajouter de la glycérine. Cela donne un côté huileux et sucré. Vous pouvez mettre du sucre, des colorants, des acidifiants, des arômes artificiels…
« Le gin, la vodka, sont réglementés, et ce n’est pas interdit de les colorer avec du caramel par exemple »
En quoi la réglementation actuelle et les labels existants (bio par exemple) posent problème ou bien encore sont considérés comme insuffisants ?
Le gin, la vodka, sont réglementés, et ce n’est pas interdit de les colorer avec du caramel par exemple. Pour avoir une coloration marron, un vieillissement en barrique est nécessaire. Soit on le fait, soit on ne le fait pas, mais on ne trompe pas le consommateur.
La réglementation européenne pose deux très gros problèmes.
Elle oblige la moitié des dénominations qui existent à l’utilisation d’un alcool qu’on appelle l’alcool éthylique à 96% d’origine agricole. Il ne peut pas être produit de manière artisanale. Cela oblige des artisans à acheter de l’alcool industriel. Peu importe le pays, je ne peux plus utiliser la matière qui pousse chez moi pour faire la matière de base.
Prenons le pastis par exemple : on est obligé maintenant de le faire à partir de ça, je ne peux plus le produire comme c’était fait avant, en distillant un vin. Pourtant l’histoire de la distillation, c’est d’utiliser ce qui pousse devant sa porte !
Notre travail artisanal se limite maintenant à aromatiser de l’industriel.
Cette réglementation définit aussi un taux minimal et maximal de sucre pour les distillats. Nous faisons par exemple une liqueur de cerise dans laquelle nous n’ajoutons pas de sucre, car le fruit à la base est déjà sucré. Mais si je veux avoir l’autorisation de l’appeler « liqueur de cerise », je dois mettre 100g sucre raffiné par litre… En plus, la production du sucre raffiné elle-même pose problème, on n’a donc pas trop envie d’utiliser cet ingrédient. C’est un exhausteur de goûts, il est plaisant dans la bouche au début, mais en fait il tue la longueur en bouche. Ce qui reste en bouche, c’est le sucre et pas l’aromatique de la plante, du produit.
Cette réglementation empêche la créativité et l’innovation dans notre métier.
Concernant le bio, les standards définis ne nous suffisent pas. Le label bio autorise le vin à être sulfité par exemple. Il ne va plus assez loin, il est trop flou.
« Le travail industriel aplatit tout. L’alcool à 96% et les épices, vous pouvez les acheter tout autour du monde«
La différence entre un vin naturel et un vin conventionnel, comme entre une gnôle conventionnelle et une gnôle naturelle, se retrouve-t-elle selon vous jusque dans le goût ?
Il y a des choses faites de manière conventionnelle qui sont très bonnes, parce que les artisans sont doués. Mais si vous avez un palais assez fin, le goût de levure par exemple, vous pouvez le sentir. L’alcool à 96% est aussi très plat, il n’a plus de structure, et cela, on le ressent. Une eau de vie de n’importe quelle base, élaborée de manière artisanale et pas super raffinée (parce que c’est le cas de l’alcool à 96%), elle n’est pas plate en bouche.
Je ne peux pas dire qu’un alcool fait sur une base industrielle ou de manière conventionnelle est forcément mauvais. Quelqu’un qui travaille bien peut en faire quelque chose de très bien.
L’autre aspect, c’est que l’on supprime la localité. La distillation a une histoire très locale. Des recettes différentes ont été créées suivant la localité, la nature aux alentours. Un abricot distillé en Alsace ou en Languedoc n’est jamais le même. Ce n’est pas le même fruit, la même variété, le même climat, la même tradition de distillation, les mêmes alambics.
Le travail industriel aplatit tout. L’alcool à 96% et les épices, vous pouvez les acheter tout autour du monde. Et il n’y a alors plus aucun lien avec la localité.
« La labellisation est nécessaire dans un monde où il y a la grande distribution, avec de longues chaînes entre le producteur et le consommateur »
La création d’un nouveau label, d’une certification « nature », est-elle pour vous indispensable ? Au-delà de la confiance, comment le consommateur peut-il être sûr que le produit qu’il boit est bien « naturel » ?
La labellisation est nécessaire dans un monde où il y a la grande distribution, avec des longues chaînes entre le producteur et le consommateur. Il y a pleins de moments où il est possible de tricher dans une si longue chaîne.
Le consommateur n’est pas sûr, mais il ne peut jamais l’être, en fait. C’est une problématique qui ne peut être résolue uniquement en créant un label. On ne peut la résoudre qu’à travers le principe des circuits courts. Nous vendons à un caviste, et vous, consommateurs, savez si vous faites confiance à votre caviste ou pas.
Tout le monde peut aussi venir voir comment nous travaillons : nous sommes transparents. Nous avons choisi de dire « pas de contrôles, que de la confiance » parce que nous nous sommes rendu compte (certains d’entre nous sont ou ont été labellisés bio) que les contrôles des labels sont faits d’une manière qui ne peut pas empêcher la triche, qui est pleine de bureaucratie et donne une fausse sécurité au consommateur.
Nous invitons les gens à venir voir notre travail, discuter avec nous, et c’est aussi pour cela que nous faisons des salons [comme « Sous les pavés la vigne » à Lyon en novembre, ndlr]. À ces occasions, nous montrons nos exigences, où nous en sommes, nos problèmes, et s’il y a un critère que nous ne pouvons pas encore atteindre. Les gens qui travaillent encore avec de l’alcool à 96% parce que leur survie en dépend, ils le disent. Le consommateur peut alors choisir et dire « Bon d’accord, j’apprécie la transparence et l’honnêteté et ça ne me gêne pas », ou alors « Ah et bien non, je ne vais pas acheter ton gin, du coup ».
« Le mot ‘gnôle’ a presque une connotation péjorative, vernaculaire et c’est à cette histoire ancienne de l’alchimie que nous voulons nous relier »
Quels sont les circuits de distribution de vos produits ? Quelle relation entretenez-vous avec les « cavistes » de chaîne, avec les hypermarchés ? Quelle solution trouvez-vous pour vous rendre plus visible (vous, vos produits, ainsi que votre ligne de conduite) ?
Il n’y a pas de circuit commun entre les signataires du manifeste. C’est plutôt un réseau. Nous nous rencontrons dans les salons, nous nous rendons visite. C’est en train de s’élargir de plus en plus. Pour l’instant, les gens qui ont signé sont distribués par des cavistes spécialisés, des épiceries fines…
Beaucoup d’entre nous sont dans le réseau du vin naturel. C’est un peu nos grands frères. Nous avons les mêmes exigences et nous nous sommes demandé « Qu’est-ce que ça peut être, le naturel, dans l’alcool fort ? » et c’est ainsi que nous avons commencé à écrire le manifeste.
Nous n’avons aucune relation avec les hypermarchés. La plupart d’entre nous produisons dans des quantités beaucoup trop petites de toute façon. Et si jamais nous arrivions à faire plus grand… Nous avons le même problème que le vin naturel : le produit n’est jamais le même. Le vin n’est jamais pareil d’un millésime à l’autre. D’où les produits ajoutés pour qu’il goûte la même chose à chaque fois. La nature ne marche pas comme ça ! Ce sont les supermarchés qui ont créé la standardisation du goût.
Pour nous rendre visibles, nous avons ancré des événements, nous allons sur les salons, dans les marchés, nous communiquons sur les réseaux sociaux, par les médias, les newsletters. C’était aussi le but du manifeste : dire dans les médias que l’on existe, qu’on est là.
Quel est le secret d’une « bonne gnôle » ?
Une bonne gnôle c’est un alcool qui exprime de manière très marquée sa base, son aromatique. Elle ne fait pas mal au corps, mal à la tête. Et elle fait plaisir dans la bouche. Quand je bois un abricot et que ça me fait penser au fruit, que j’ai l’impression de croquer dedans, quand je le sens…
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