Rue89Lyon : La bibliothèque du futur, les usages de demain… Ce sont des thèmes très à la mode, légitimement mis en avant par la prospective culturelle et politique, car il s’agit d’un service public indispensable dans la vie de la cité. Pouvez-vous nous parler de ce que vous constatez au quotidien, sur le rôle de la bibliothèque, dans le lien social ?
Audrey Burki : C’est effectivement un sujet dont on parle beaucoup depuis quelques années, surtout depuis l’apparition du concept de bibliothèque « troisième lieu » (très schématiquement distincte du premier lieu, le foyer et du deuxième, le travail). C’est un espace dédié à la vie sociale et à l’échange et la rencontre entre les individus.
Le projet d’établissement de la Bibliothèque municipale de Lyon comporte un volet « orienté public » et nous nous efforçons d’accueillir tous les usagers et de leur proposer une offre adaptée.
La mission du bibliothécaire est de réussir à articuler accueil des publics et constitution de collections et de contenus. De penser aux espaces et à l’offre qu’on y trouve.
Pour citer un projet inclusif récent du réseau des bibliothèques lyonnaises, on déploie depuis cette année des espaces appelés ‘C’est facile’ (inspirés du modèle ‘Facile à lire et à comprendre‘) à destination des publics éloignés de la lecture. Il n’y aura pas que des livres, mais également des livres audio, des DVD, des CD…
Ces fonds auront vocation à toucher un public qui ne fréquente pas la bibliothèque, soit parce qu’il n’aime pas lire, qu’il est primo-arrivant et ne parle pas bien le français, en situation de handicap ou qu’il n’ose tout simplement pas franchir le seuil de la bibliothèque. Nous réfléchissons également à des actions de médiation en direction de ces publics.
Nous avons aussi une action culturelle en direction du public qui a vocation à créer du lien ; tout au long de l’année, la bibliothèque propose des animations sur des thématiques variées (pas seulement en littérature) et pour tous les publics. Je pense en particulier à un cycle de rencontres littéraires dont je m’occupe, la Fabrique de l’écrivain, en partenariat avec Auvergne-Rhône-Alpes Livre et Lecture.
Nous accueillons à la bibliothèque des auteurs ayant obtenu une bourse d’écriture de la DRAC et de la Région et nous les faisons dialoguer autour de leurs pratiques d’écriture et leurs sources d’inspiration. À la rentrée, nous en serons au 13e rendez-vous, c’est vraiment devenu un moment privilégié où se croisent les publics.
Les invités des rencontres précédentes viennent souvent y assister et rencontrent des participants à des ateliers d’écriture venus entendre parler de technique, des usagers de la BmL (Bibliothèque municipale de Lyon) des gens qui apprécient les auteurs présents, voire des curieux de passage, tout simplement.
« La recommandation marche encore très bien en bibliothèque, les usagers sont même demandeurs. Dès qu’on met un livre sur un présentoir, on est à peu près sûr que ce sera emprunté »
L’objet livre est loin d’avoir disparu, on avait plus ou moins annoncé sa mort avec le e-book, mais cela n’a pas du tout été le cas. Quels sont les ouvrages que les gens cherchent en littérature ? Comment nourrissez-vous la sélection de la BM ?
Il y a différentes sortes de lecteurs, c’est difficile de résumer ce qu’ils cherchent à une seule pratique. Certains ne liront que les best-sellers des auteurs qu’ils connaissent (comme Guillaume Musso et Marc Levy) et n’en sortiront pas.
Certains savent parfaitement naviguer dans les parutions et sont même autant au courant de l’actualité littéraire que nous. On les voit se presser le lendemain de chaque diffusion de La Grande Librairie avec leur liste ou des références relevées dans tel ou tel magazine ou émission de radio. C’est un public averti, qui n’a pas vraiment besoin de nous, si j’ose dire.
Après, il y a tous ces lecteurs qui nous demandent des conseils, ce qu’on a aimé récemment, car ils ne savent pas quoi lire. La recommandation marche encore très bien en bibliothèque, les usagers sont même demandeurs. Dès qu’on met un livre sur un présentoir ou qu’on propose une sélection, on est à peu près sûr que ce sera emprunté.
Pour effectuer notre sélection, nous sommes toute une équipe avec des acquéreurs dédiés à chaque genre (littérature française, étrangère, imaginaire, polar, théâtre, poésie…) : le département Langues et Littératures.
Contrairement à ce qui peut se passer dans d’autres structures plus petites, nous sommes très spécialisés.
Nous nous appuyons sur notre fonds existant, sur notre connaissance des auteurs et de la production éditoriale et nous essayons également de suivre les critiques et la presse littéraires. Nous cherchons vraiment à offrir au lecteur une sélection de qualité et de lui proposer des ouvrages qu’il ne trouverait pas forcément partout, des nouveaux éditeurs, des livres peu médiatisés mais qui valent le détour.
C’est ce qu’on appelle la politique documentaire et si la Part-Dieu s’ouvre de plus en plus au grand public depuis quelques années, nous restons très attachés à notre profondeur documentaire.
« La segmentation par genre est vraiment perverse, car vous ne verrez quasiment jamais de texte d’imaginaire chroniqué dans la presse non-spécialisée »
Vous aimez la fantasy, la SF (science fiction). Qu’est-ce qui vous enthousiasme dans ces genres ?
Plutôt la SF que la fantasy d’ailleurs ! On emploie depuis quelques années le terme de « littératures de l’imaginaire » pour désigner ces genres. Je ne suis pas très fan, car toute littérature est par définition imaginaire, mais c’est plus simple que de dire « science-fiction/fantastique/fantasy/etc. », c’est vrai.
Je ne me pose pas vraiment la question du genre : je lis un livre qui me plaît, point. Cette segmentation est vraiment perverse, car vous ne verrez quasiment jamais de texte d’imaginaire chroniqué dans la presse non-spécialisée. À l’exception notable du dernier roman d’Alain Damasio recensé presque partout. Mais dans ce cas, on dira que c’est « plus que de la SF » ou que cela la « sublime » et on évacuera ainsi cette tache du genre.
J’aime les bons livres, les romans aboutis sur le fond et la forme, quels qu’ils soient. Après, oui, j’ai toujours apprécié l’imaginaire, depuis ma découverte à l’adolescence du « Meilleur des mondes » et de « La Nuit des temps« . Il y a quelque chose de magique à imaginer le monde tel qu’il sera, qu’il pourrait être, qu’il ne devrait jamais être.
En fait, vous me posez une colle, je ne me suis jamais posé la question et je crois que je n’ai pas la réponse. Je dirais quand même que ce qui me plaît, c’est précisément ce qui rebute les rétifs au genre. Le fait de mettre en scène une totale invention qui nous prive de tout ce qu’on connaît et nous oblige à reconstruire la réalité.
« La dystopie a besoin de mettre en scène un pouvoir fort, ni dispersé ni morcelé, et la ville s’y prête parfaitement. Ce serait trop compliqué à exposer en pleine cambrousse, et pas crédible »
Vous êtes jurée du concours de nouvelles de Rue89Lyon, qui porte sur ce que la métropole sera dans une trentaine d’années. La ville, le milieu urbain, semblent être tout à la fois les sujets et les décors idéaux des dystopies ; qu’en dîtes-vous ?
C’est assez logique quand on y réfléchit, car le décor non urbain se prête plus au post-apocalyptique par exemple. La dystopie a besoin de mettre en scène un pouvoir fort, ni dispersé ni morcelé, et la ville s’y prête parfaitement. Ce serait trop compliqué à exposer en pleine cambrousse, et pas crédible. Les auteurs l’ont bien compris et ils s’amusent depuis longtemps à malmener, transformer, rebaptiser Paris, New York et autres métropoles.
Lisez donc « La mer monte » d’Aude Le Corff, une anticipation très réussie parue en mars autour des thèmes de l’écologie et du réchauffement climatique. Son évocation d’un Paris de 2042 totalement végétalisé et accablé de chaleur, vaut le détour.
D’une manière plus générale, la ville est l’empreinte la plus visible de l’Homme sur la nature, là où son pouvoir s’exerce de manière absolue dans le quadrillage des rues, l’architecture des habitations. Le Corbusier avait la vision d’une cité radieuse, Niemeyer a créé le plan de Brasilia de toutes pièces. Paris est le résultat de décisions politiques, de manifestations d’autorité monarchique, voire impériales avec Haussmann.
Tout cela explique, à mon avis, pourquoi la dystopie est avant tout urbaine, parce que contrairement à la Nature avec laquelle l’Homme doit composer, la ville s’impose, c’est un triomphe de l’humain sur le sol et sur les humains, les sociétés, que l’on régule par les aménagements urbains.
« Je fais partie du jury du Grand Prix de l’Imaginaire ; à ce titre, je dois plus ou moins examiner tout ce qui paraît en imaginaire, ce qui m’amène à porter un œil de plus en plus critique »
Quelles sont les dernières lectures qui vous ont emballée ?
J’avoue avec un peu de honte que je suis de plus en plus difficile et exigeante en vieillissant. Je suis une grande lectrice depuis toujours, dans ma vie personnelle et professionnelle, et je fais également partie du jury du Grand Prix de l’Imaginaire ; à ce titre, je dois plus ou moins examiner tout ce qui paraît en imaginaire, ce qui m’amène à porter un œil de plus en plus critique.
Cela dit, dans mes coups de cœur récents, je dirais que j’ai été emballée par :
- « Âmes » de Tristan Garcia ; j’ai été tellement impressionnée par ce texte que je me suis empressée d’inviter l’auteur à la bibliothèque (le 3 octobre prochain, notez la date !), en compagnie de Pierre Bordage qui est tout simplement pour moi le plus grand écrivain d’imaginaire actuel. Une fresque foisonnante et mythologique sur les origines de la souffrance qui aurait mérité qu’on parle plus d’elle. Tristan Garcia ose redonner du souffle aux grands récits mythologiques en leur apportant de la modernité et une dimension sensorielle inédite. C’est un tour de force que d’approcher Homère et Gilgamesh sans les parodier.
- « Des orties et des hommes » de Paola Pigani, une évocation tout en douceur de l’enfance de l’auteure dans les années 70 et de son rapport à la famille et l’immigration. Un bel hommage au monde paysan.
- Un recueil de nouvelles oscillant entre le fantastique et le sarcastique de Sammy Sapin, « Faites comme si vous étiez morts », passé injustement inaperçu, car acide et joyeux et qui brasse les thèmes de l’absurde, la filiation ou la manière de se comporter en société. Vraiment une bonne surprise.
- « Trois hourras pour lady Évangéline » de Jean-Claude Dunyach, un space opera flamboyant par un maître de la littérature de l’imaginaire qui met en scène une jeune fille rebelle qui va sortir transformée (à tous points de vue !) d’une rencontre explosive avec une autre espèce.
Enfin, 4 livres de la rentrée littéraire 2019 m’ont vraiment enthousiasmée ; 4 auteurs qui seront d’ailleurs invités à la journée de présentation de la rentrée littéraire organisée chaque année par Auvergne-Rhône-Alpes Livre et Lecture le 9 septembre aux Célestins.
Quatre livres très différents les uns des autres, mais tous singuliers et forts, donnant chacun l’impression de laisser transparaître la personnalité de l’auteur. Ils paraissent à partir de fin août, ne les manquez pas :
- « Chimère » d’Emmanuelle Pireyre, un premier « vrai » roman de l’auteure qui à partir de la question des OGM traite de notre société de manière burlesque et enlevée, comme ces Français condamnés à réfléchir sur le Temps libre (lisez le livre, vous comprendrez !).
- « Jour de courage » de Brigitte Giraud, un huis-clos le temps d’un exposé en classe d’allemand, qui se lit presque comme un polar, d’une seule traite. Prévoyez le temps de le finir, car impossible à lâcher une fois commencé.
- « Une bête au paradis » de Cécile Coulon, une sorte de conte cruel campagnard, autour de femmes qui se battent pour leur attachement à leur terre. On retrouve les thèmes chers à l’auteure comme la nature, la famille et la sensualité.
- « Les Machines fantômes » d’Olivier Paquet, un thriller technologique autour d’une communauté d’I.A. qui, face à une humanité dépassée et morcelée, tente de construire une société plus juste et plus fraternelle. Dans un monde où la société est devenue artificielle, les intelligences artificielles pourraient-elles faire société ?
Bonnes lectures !
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