Nous avons recueilli le témoignage de ce « gilet jaune occasionnel », comme il se décrit lui-même. Il est certainement le blessé le plus grave depuis le début du mouvement social à Lyon.
« Je voyais ça aux infos mais, dans le fond, je me disais que ça ne pouvait pas m’arriver ».
Joint par téléphone, Thomas, 22 ans, animateur en centres de loisirs et écoles, est difficilement compréhensible.
« C’est comme si on m’appuyait en permanence sur le nez. »
Il lui est aussi difficile d’ouvrir la bouche. Il ne peut manger que liquide. Et il continue à saigner du nez. Son état n’est pas stabilisé même s’il est sorti de l’hôpital.
Opéré lundi, on lui a notamment posé trois plaques pour soigner une fracture à la pommette et une autre à la mâchoire, sur la partie droite du visage, sous l’œil.
Par chance, il ne perdra pas son œil. Mais le diagnostic n’est pas finalisé. Des séquelles ne seraient pas à exclure car le plancher orbital est également fracturé.
A minima, il devra faire un mois et demi de rééducation pour se remettre.
Une manif de « gilets jaunes » par mois
Thomas ne sait pas ce qu’il a reçu au visage. Il a un trou noir dans sa mémoire causé par le choc. Ce samedi 9 mars, il avait décidé de rejoindre un ami à la manif des « gilets jaunes ».
« Je ne suis pas un militant. Je l’ai été pendant le mouvement contre la loi travail quand j’étais étudiant à Lyon. Depuis, j’ai pris des distances. Mais je reste engagé à gauche et je crois en la justice sociale ».
La dernière fois qu’il était venu à une manif « gilets jaunes », c’était « il y trois semaines ». Il ne participe pas aux AG et il ne s’est jamais rendu sur un rond-point.
Samedi dernier, il est arrivé en retard, vers 15h30. Il a rejoint son ami qui se trouvait dans un groupe de manifestants, après la halte ferroviaire Jean Macé, en direction du stade de Gerland.
Comme d’habitude, la manifestation n’avait pas été déclarée. Le cortège de plusieurs centaines de personnes, parti vers 14h, avait été gazé dès le quai Gailleton. Une partie des manifestants a été poussée et contenue par la police jusqu’à Perrache puis avenue Berthelot et enfin place Jean Macé, direction Gerland.
Une autre partie des « gilets jaunes » a préféré enlever les chasubles pour se rassembler de nouveau rue de la République et ainsi fausser compagnie pour un temps à la police.
Au dire de plusieurs manifestants, la tension était plus importante que les autres samedis malgré un cortège moins important. Tirs de grenades lacrymogènes et de LBD d’un côté et jets de projectiles de l’autre.
Une charge de la police après une pause
Thomas a rejoint la manif lors d’un temps calme, après la halte ferroviaire Jean Macé. Les dizaines de personnes encore présentes marquaient le pas en descendant l’avenue Jean Jaurès. Côté sud, les manifestants voyaient une rangée de policiers en civil et, derrière eux des CRS.
« Après le passage d’une balayeuse qui a klaxonné en soutien, les CRS nous ont chargés, bouclier en avant et tirs de lacrymo. C’est tout de suite parti en émeute. Des gens ont renversé un silo à verre pour jeter des projectiles ».
Dans la grande confusion, ce qui restait de la manifestation a éclaté. Thomas et d’autres personnes se sont engouffrés dans une nouvelle petite rue, entre la friche Nexans et un immeuble fraîchement inauguré, au niveau du 148 de l’avenue Jean Jaurès.
Face à eux, au bout de cette ruelle en un coude, des policiers en civil sont arrivés par l’autre côté. Dans leur dos, des CRS ont bouché la rue.
« On était nassé. Dans la course, j’ai perdu mon ami. La tension est retombée un peu. Il n’y avait plus de jets de projectiles, ni de gaz lacrymogène. C’est la dernière chose dont je me souvienne : je cherchais mon ami ».
Ensuite, un trou noir.
« J’ai vu Thomas s’effondrer et la lacrymo fumer »
Nous avons retrouvé un témoin de la scène. Dylan, un « gilet jaune » de 23 ans, se trouvait à côté de Thomas. Cet étudiant à Lyon 2, qui a fait quasiment toutes les manifs depuis « l’acte IV » (le 8 décembre), ne connaît pas Thomas.
« On était une poignée de personnes au fond de la ruelle. La plupart était en train de faire demi-tour et de revenir avenue Jean Jaurès où les CRS se retiraient progressivement ».
Dylan et « quatre autres manifestants » se situaient à une vingtaine de mètres des policiers en civil. Il n’y avait personnes entre eux et les forces de l’ordre.
« Je n’ai pas vu l’auteur du tir, ni sa trajectoire. Mais j’ai vu un objet toucher le visage de Thomas. Il s’est effondré. Et ensuite la fumée s’est échappée de la bombe grise ».
Pour lui, il ne fait aucun doute, il s’agit d’un tir tendu de grenade lacrymogène lancée par les policiers en civil.
Aidé par deux autres « gilets jaunes », Dylan a transporté Thomas jusqu’à l’avenue Jean Jaurès, à côté de l’entrée de l’immeuble de bureau. C’est là qu’il a été pris en charge par des secouristes volontaires, les « street medics ». Comme on le voit sur la vidéo ci-dessous.
Aux urgences, la police avant les médecins
Thomas reprend ici son récit :
« J’ai repris difficilement mes esprits. J’avais des troubles de la mémoire. Je ne me souvenais plus de la date. J’étais encore très confus dans le camion des pompiers qui est venu me chercher ».
A peine arrivé aux urgences de l’hôpital Edouard Herriot, trois policiers sont venus lui rendre visite. Avant le médecin.
« Je leur ai donné mon nom et je leur ai dit que je ne me souvenais de rien. C’était cordial. »
Quelques minutes après, les mêmes policiers sont revenus. Puis un autre trinôme alors qu’il attendait, dans la nuit, son passage chez l’ophtalmologue.
Thomas a du mal à comprendre cette insistance. Ses parents aussi, arrivés en fin d’après-midi auprès de lui. Pendant ce temps, Thomas et ses parents craignaient pour son œil droit.
« Rapidement, j’ai vu des formes et des couleurs. Ça m’a rassuré ».
Transféré dans la nuit de dimanche à lundi à l’hôpital de la Croix-Rousse, il a été opéré lundi et est sorti mercredi 13 mars.
Il est toujours en attente du nombre de jours d’ITT à la suite de la visite d’une médecin légiste.
« Ce qui est arrivé à Thomas n’est pas isolé »
Ses parents ont fait appel à un avocat, Bertrand Sayn, et ont décidé de médiatiser l’affaire en envoyant un communiqué de presse, pour recueillir des témoignages dans une bataille judiciaire qui s’annonce longue.
Avant même le dépôt de plainte qui a eu lieu ce vendredi matin auprès du procureur de la République de Lyon, le parquet a ouvert une enquête confiée à la Sûreté départementale du Rhône. L’IGPN (Inspection générale de la police nationale) n’a pas été encore saisie.
Contactée, la mère de Thomas se dit « effondrée ». Elle explique que la famille a voulu rendre public les choses.
« Ce qui est arrivé à Thomas n’est pas isolé. On pense que ça arrive aux autres. Et quand ça arrive, on comprend l’ampleur du problème. Les jeunes manifestent pour un avenir et on ne sait pas s’ils vont rentrer indemnes. Il faudra combien de personnes mutilées pour que ça s’arrête ? »
Elle interroge, une fois de plus, le dispositif d’ordre public :
« Mon fils est pacifique. Il n’était un danger pour personne. Lui et d’autres ont été nassés puis des armes de dispersion ont été utilisées sans sommation. Comment c’est possible ? Les forces de l’ordre sont censées protéger les manifestants. Là, la logique est inversée. »
Une fracture du péroné le même jour
La mère de Thomas fait référence à un autre manifestant qui a eu le péroné fracturé. Les faits se sont déroulés sous le pont SNCF de la place Jean Macé, une vingtaine de minutes avant le tir reçu par Thomas.
Il s’agit d’un militant de la CGT de 48 ans. Ancien secrétaire de l’union locale de Villeurbanne, il en était à sa cinquième manif « gilets jaunes ».
Ludovic Boury témoigne également. En chasuble fluo avec autocollant CGT, il tirait une trottinette avec une sono. Il a pris un tir venant de derrière alors que la police chargeait les manifestants pour les pousser en direction de Gerland.
« On était en train de courir quand j’ai reçu le tir. Vu l’impact, j’ai été victime d’un tir de LBD. »
Il s’est rendu aux urgences par ses propres moyens. Il en est ressorti plâtré, avec 45 jours d’ITT.
Il est également défendu par Bertrand Sayn qui attend « une enquête à la hauteur de la gravité des faits » :
« Dans les deux cas, on a affaire à des manifestants pacifiques. Il n’y a aucune justification à l’usage de ces armes contre ces deux personnes ».
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