[REPORTAGE] Depuis le 17 novembre, premier jour de leur mobilisation, des « gilets jaunes » tiennent un campement 24 heures sur 24 sur un rond-point de Feyzin, juste à côté de la raffinerie Total. Sur place, ils tentent de rassembler leurs revendications en même temps qu’ils organisent une vie de camp.
Ce mardi 4 décembre au matin, une dizaine de « gilets jaunes », tels qu’on appelle les membres actifs de ce mouvement protéiforme, étaient présents sur leur camp monté sur le rond-point de Feyzin.
Nous sommes en pleine Vallée de la chimie, à quelques encablures de Lyon. Cela fait bientôt trois semaines qu’ils se relaient afin de s’y trouver en permanence.
Un installation spontanée
Michel, retraité de 65 ans, est venu quasiment chaque jour depuis le début :
« À partir du 17 novembre, notre installation s’est faite petit à petit. Les premiers jours, la police nous a délogés, mais on est revenu pacifiquement. On s’est organisé : on a installé une petite maison. On a fixé des règles : des discussions pacifiques, pas d’alcool. Il y a une bonne entente, on est calme. »
À l’origine, le mouvement s’opposait à la hausse des prix du carburant. Rapidement, il a pris de l’ampleur et la critique est devenue plus large, comme le ré-affirme Michel :
« C’est un ras-le-bol général. On en a marre des promesses non-tenues par les politiciens. Pourquoi vous croyez qu’il y a de moins en moins de gens dans les partis politiques ? »
Annie, 54 ans, nous explique qu’elle travaille péniblement dans un entrepôt malgré son arthrose. Elle aussi a exprimé une grande colère :
« On en a marre ! On travaille dur, on gagne une misère. On paie de plus en plus de taxes et on perd en pouvoir d’achat. Emmanuel Macron lâche de l’argent pour de la vaisselle, alors que nous, on crève de faim. »
« Il faut un Grenelle fiscal »
Les revendications se sont donc multipliées. Pour Salva, ancien conducteur TCL retraité :
« L’essentiel, c’est le partage équitable des richesses. Si on supprime juste la taxe, un jour ou l’autre, elle va revenir d’une autre manière. »
Même constat pour Philippe, 58 ans, intermittent du spectacle :
« Il faut revoir tout le système fiscal. On a besoin d’une réflexion globale, de revoir intégralement le système de taxation, de se positionner vis-à-vis du lobbying industriel. Sinon, ce sera un échec. Il faut un Grenelle fiscal, pour plus de redistribution. »
Marc, retraité depuis quelques mois, a pour sa part voulu tempérer les propos tenus sur le rond-point :
« Il faut rester sur les revendications de base : demander la baisse de la TVA, des prix des carburants, de l’électricité, du gaz. La transition écologique, on s’en fout complètement : il suffit de remettre en place l’ISF et c’est fait. »
« Je m’inquiète plus pour l’avenir économique qu’écologique de mes petits-enfants »
Si le gouvernement justifie la hausse des taxes sur le carburant par la lutte contre le réchauffement climatique, les « gilets jaunes » feyzinois refusent que ladite lutte n’accroisse les inégalités.
Pour Philippe, la politique environnementale n’est pas la bonne. En montrant la raffinerie Total, à quelques dizaines de mètres du rond-point, il a souligné :
« C’est Total, le vrai pollueur. Ce n’est pas à nous de payer. Il faut une révolution environnementale. Mais sans brutalité sur les gens. On ne peut pas la faire du jour au lendemain, sans préparation. Il faut complètement changer de paradigme. »
Pour Favry, conseiller gestion-patrimoine de 59 ans, les préoccupations économiques sont les plus inquiétantes :
« Bien sûr, on pense à l’avenir. Si je suis là, c’est d’abord pour mes petits-enfants. Mais je m’inquiète plus pour leur avenir économique qu’écologique. »
« Je comprends que certains pètent des câbles »
À l’image du mouvement national, les « gilets jaunes » de Feyzin ont revendiqué le fait de n’appartenir à aucun parti politique. Pour Marc, « il y a de bonnes idées dans tous les bords ».
Salva se méfie :
« Des partis politiques essayent de s’accaparer de nos revendications, je n’ai pas trop confiance en eux, les gens de tous bords sont les bienvenu. »
Avant d’ajouter :
« S’ils vont dans notre sens ».
Daniel, 68 ans, ancien chef d’entreprise et ex-membre du parti Debout la France, a lui aussi revendiqué « plus de social, plus de solidarité ». Il voudrait aussi « plus de souveraineté nationale » pour la France, notamment vis-à-vis de l’Union européenne. Mais sa position n’a pas fait autant l’unanimité dans le groupe que la préoccupation de la baisse des taxes.
Les questions des modes d’action n’ont pas fait non plus consensus. Alors que certains ont mené des opérations escargot sur le rond point, Michel espère pouvoir un jour « bloquer la finance plutôt que les usagers ».
Autre sujet de désaccord : les scènes de violences qui ont eu lieu dans plusieurs rassemblements de « gilets jaunes », notamment sur les Champs-Élysées.
Certains s’en sont agacés, comme Michel, qui s’est inquiété que cela « crée des tensions » au sein du mouvement. D’autres ont cherché à être plus compréhensifs de ces actes, à l’image de Marc :
« Je comprends que certains pètent des câbles. Ils se font gazer alors qu’ils n’ont rien fait. Parfois, ce sont des personnes âgées. J’imagine que si ça arrivait à mes parents, moi aussi je pourrais réagir violemment. En tout cas, il ne faut pas parler de radicalisation. On n’est pas des terroristes. »
« C’est dur de trouver des porte-parole »
Malgré ces divergences, les « gilets jaunes » de Feyzin se rassemblent pour dialoguer. Salva a témoigné :
« L’important, c’est d’être sur le terrain, de communiquer. De regrouper nos idées pour les porter. Et de se mettre d’accord sur nos revendications : on veut quoi ? Avec qui ? Notre mouvement est spontané, pas structuré, c’est dur de trouver des porte-parole. »
Si le mouvement a démarré sur les médias sociaux, certains « gilets jaunes » feyzinois affirment ne pas aimer ce type de réseaux du fait de « l’absence de liens réels ». Daniel a expliqué :
« Sur les réseaux sociaux, il n’y a pas de contact, il y a les fake news, il y a l’anonymat. Il faut des réunions et que les gens se rencontrent, pour s’organiser. »
L’occupation du rond-point de Feyzin leur aura donc servi d’espace de dialogue et d’échange. Pour les personnes mobilisées, cela a aussi « permis de tisser des liens ».
Marc a constaté :
« Les gens viennent vider leur sac, parce qu’ici, ils sont écoutés. Ils en ont besoin. Ils viennent parler de leurs difficultés du quotidien, de leurs retraites très faibles, de leurs difficultés pour se soigner. »
« Vous n’avez pas honte de gazer des gamins ! »
Au rond-point de Feyzin, sous les klaxons d’encouragement de certains automobilistes de passage, la solidarité s’est organisée. Nombreux sont ceux qui ne pouvaient pas rester, mais qui sont passé apporter de la nourriture, des boissons chaudes ou du bois de chauffe aux occupants.
Ils nous ont assuré que, lorsqu’ils en ont trop, ils les redistribuent lors de maraudes ou à des foyers d’aide aux sans-abris.
Cette solidarité s’est également exprimée envers les lycéens. Durant la matinée, certains « gilets jaunes » feyzinois ont appris que de jeunes manifestants avaient été dispersés par les forces de l’ordre alors qu’ils tentaient de bloquer des lycées de Lyon et sa banlieue. Un quinquagénaire s’est adressé avec virulence aux policiers qui surveillaient le rond-point :
« Vous n’avez pas honte de gazer des lycéens ? Ce sont des gamins ! »
Dans la foulée, certains sont partis rejoindre différents points de blocage lycéens. D’autres ont décidé d’afficher leur soutien en bloquant le trafic des poids lourds. Après une vingtaine de minutes à laisser passer les camions au compte-goutte et malgré l’arrivée de quelques « gilets jaunes » supplémentaires, ils ont finalement quitté la chaussée sous la menace d’une expulsion policière.
Premier recul du gouvernement : « c’est trop tard »
Alors que la tension est peu à peu redescendue sur le rond-point, les « gilets jaunes » ont appris les annonces du gouvernement. Parmi celles-ci, la suspension pour six mois de la hausse du prix du carburant. Les réactions ont fusé unanimement. En vrac, les réactions ont fusé :
« Ça ne change rien, on continue ! / Ce sont des miettes. Mais c’est trop tard, on en veut bien plus ! / Ce que fait le gouvernement, c’est reculer pour mieux sauter : il cherche à nous diviser. »
Malgré ce premier pas en arrière de l’exécutif, ils paraissaient ce mardi tous déterminés à poursuivre leur démarche.
Si les « gilets jaunes » peinent toujours à structurer leurs revendications et à trouver des représentants, un « camp de base » comme celui du rond-point de Feyzin permet du fait de son implantation et de son organisation d’entendre de nombreuses voix.
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