Professeure de sciences politiques et de philosophie à l’université Paris II, Géraldine Mühlmann s’intéresse depuis longtemps au rôle que joue le journalisme dans les démocraties contemporaines. Elle est l’auteure des ouvrages « Une histoire politique du journalisme » et « Du journalisme en démocratie ».
Elle est l’une des invité-e-s de « La Chose Publique », un festival des idées organisé par La Villa Gilet et Res Publica, qui se décline en une série de rencontres et de débats du 15 au 24 novembre 2018.
Rue89Lyon est partenaire de l’événement et publie dans ce cadre les contributions des auteur.e.s que vous pourrez rencontrer en novembre.
« Je ne crois pas du tout qu’il faille « adapter » le journalisme aux nouvelles difficultés qui, dans les sociétés contemporaines, favorisent l’émergence d’informations fausses, qu’on appelait, avant, tout simplement des rumeurs, et qui portent aujourd’hui volontiers le nom de fake news.
Le journalisme moderne est né avec l’apparition d’une presse d’information, à partir du milieu du XIXe siècle, dans les démocraties occidentales. Avant, il y avait une presse d’opinion au style avant tout discursif : l’éditorial, la critique artistique, la tribune d’opinion sont les « formes » journalistiques que nous devons à cette première époque.
Bien entendu, dans toutes ces « formes », les auteurs – surtout les meilleurs – usaient déjà dans leur « discours » du récit, du narratif, car c’est très important pour convaincre et pour attirer le lecteur ; cela pimente le discours, l’étoffe.
Mais le récit a connu un développement sans précédent avec la naissance de la presse d’information, où précisément l’enjeu, désormais, était de raconter des histoires (stories), réelles et susceptibles d’intéresser un grand nombre de personnes – car la presse d’information a répondu à un désir, de la part de patrons de journaux, de toucher plus de monde que la presse d’opinion, y compris des gens qui ne sont pas d’accord entre eux sur beaucoup de choses mais qui peuvent néanmoins s’intéresser ensemble aux mêmes histoires.
D’où une « forme » nouvelle, le reportage, qui est montée en puissance dans le journalisme moderne jusqu’à devenir la forme-reine, du moins dans le journalisme anglo-saxon, et qui s’est donné des règles : essayer de ne pas polluer sans cesse le récit avec de l’opinion, appuyer le récit sur des « faits » capables d’être acceptés par tout le monde par-delà les différences de jugement à leur propos.
Lutter contre les rumeurs
Il ne s’agit pas d’invoquer un idéal d’« objectivité », sans précautions ni doutes. Car c’est évidemment très complexe, un tel idéal, pour un récit réalisé par un « je ». Il s’agit juste de dire que le « je » d’un reporter entre en compte d’une manière tout à fait différente, dans son reportage, que le « je » d’un éditorialiste.
Et qu’avec la narration journalistique moderne, avec l’information et la notion de « fait » telle qu’elle s’est alors inventée (par-delà les interrogations qu’elle pose), il y a eu une définition sociale, à un moment donné, d’une pratique (avant que cela devienne un métier) qui pouvait raconter correctement le monde, et qui pour cela suscitait la confiance.
Et de support en support (presse, radio, télévision, blogs de journalistes reporters sur internet), cette pratique s’est diffusée, correspondant, me semble-t-il, à quelque chose de très important, politiquement cette fois, dans la vie d’une démocratie. Ce journalisme moderne d’information est largement né, il faut bien le comprendre, en se donnant un adversaire : la rumeur.
À la fin du XIXe siècle, certaines enquêtes ont été entreprises par des journaux, par des reporters, pour éclairer une rumeur et du coup pour l’éclipser en disant, à la place, ce que sont les faits. Personne n’a jamais été naïf au point de croire que la rumeur serait définitivement vaincue. Mais il est clair que le journalisme moderne l’a défiée d’une manière inédite, et a rendu possible, souvent, sa défaite ou du moins sa fragilisation.
Revenons-en aux faits
Il semble qu’avec les réseaux sociaux, notamment, la rumeur connaisse aujourd’hui une sorte de vengeance. Grâce, en particulier, au fait que ces réseaux sont à la fois privés et publics, ce qui permet à une rumeur de circuler beaucoup plus vite que lorsqu’elle est diffusée de petits lieux privés en petits lieux privés.
Aujourd’hui, cela va plus vite, et fait plus de dégâts. Et puis, il y a d’autres problèmes encore à prendre en compte, qui concernent la perte de confiance dans le journalisme, dans la manière dont les journalistes font leur travail – souvent aussi parce qu’ils l’ont parfois mal fait par le passé.
Mais cela ne signifie pas autre chose que l’impératif, aujourd’hui, pour le journalisme, de faire du journalisme et de le faire bien, conformément aux idéaux qui ont présidé à sa naissance moderne. Retrouver le rapport tangible aux faits, au lieu de se contenter d’un rapport souvent « virtuel ». Se déplacer, vérifier à deux fois, multiplier les témoignages quand on a la malchance de ne pouvoir vérifier un fait empiriquement soi-même, s’excuser quand on s’est trompé pour ne pas perdre la confiance du public à la longue.
Il est important que le public comprenne qu’il y a une différence entre un lieu de pure expression ou d’opinion, et un lieu qui veut donner de l’information. C’est cette différence qui a fondé le journalisme moderne. Je ne vois pas ce qu’il faudrait adapter : au contraire, c’est exactement cela, encore, dont nous avons besoin. Faire voir à quel point il y a un monde, si j’ose dire, entre une rumeur même très puissante sur Internet et une enquête minutieuse et soigneusement racontée. »
Titre et intertitres sont de Rue89Lyon
Rencontre avec Géraldine Muhlmann, vendredi 16 novembre 2018 de 15h00 à 16h30 à la Médiathèque Max-Pol Fouchet, à Givors.
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