D’ordinaire, ce sont « les migrants », « les réfugiés », « les clandestins », « les sans-papiers ». Des termes plus techniques et sans espoir surviennent parfois, les « déboutés » de l’asile, « les dublinés ». Au squat du 12 de la rue Baudin à Villeurbanne, occupés par environ 130 personnes depuis le 12 décembre 2017, ils sont devenus « les Habitants ».
Derrière ce titre un brin formel, on trouve depuis quelques semaines sept familles albanaises résidant au premier étage et une centaine de jeunes africains occupant les deuxième et troisième étages.
« C’est fini les Blancs qui disent aux Noirs ce qu’ils doivent faire »
En « autogestion ». Les règles de vie y sont élaborées de la manière suivante : pas de cigarette, pas d’alcool, pas de bagarre, pas de nourriture dans les chambres, pas d’invités que l’on ne connaît pas.
Tout se décide en AG, se vote à main levée. Les « Habitants » seuls ont voix au chapitre. Étudiants « solidaires », squatteurs expérimentés venus prêter main forte ou associations de passage (Agir Migrants et Jamais sans Toit notamment) se contentant d’assister et de donner parfois un avis.
Prendre des décisions lorsque l’on dépasse la centaine n’est pas toujours facile, les AG découragent d’ailleurs certains. Mais les occupants veulent avancer groupés, en s’assurant de l’assentiment du plus grand nombre.
Pour la majorité des migrants, la vie de communauté autogérée est une expérience inédite, même si certains ont vécu à l’amphi de Lyon 2 occupé sur les mêmes bases. L’expérience militante des personnes ayant ouvert le squat revient alors souvent, avec beaucoup de précautions, comme l’assure l’une d’elles en AG :
« On ne veut surtout pas faire du néo-colonialisme, c’est fini les Blancs qui disent aux Noirs ce qu’ils doivent faire. »
Cuisiner tous les jours pour une centaine de personnes
Au milieu de cette vie bien réglée, il y a Ibe*, 26 ans, sénégalais, aux fourneaux tous les jours, pour nourrir une centaine de bouches. Il est content de cette tâche car il aime cuisiner. C’est sa mère qui lui a appris.
Surtout, pour lui, il est rassurant d’avoir à faire quelque chose pour remplir des jours qui passent lentement, dans une attente mêlée de peur et d’ennui. Il s’occupe l’esprit en trouvant quotidiennement, dans les stocks de vivres qu’apportent des associations plusieurs fois par semaine, de quoi faire des pâtes à la tomate et à la viande, du riz au poisson ou bien du poulet mafé.
Des journées passées à attendre
Attablé dans la cuisine, assis devant Ibe, Mamadou*, 23 ans, aide chaque matin au ménage. Grâce à lui et à d’autres, la grande bâtisse est toujours propre, avec une odeur de produits ménagers dans les longs couloirs des trois étages.
Originaire de Guinée, il possédait une boutique de vitrier qui a été détruite lors d’un affrontement entre deux ethnies. Il raconte avoir ensuite dû partir, après avoir participé à des manifestations où un de ses amis a été tué par la police, ne se sentant plus en sécurité.
Il connaissait alors Lyon seulement de nom, grâce à l’OL, « sept fois champion de France ! » dans les années d’enfance.
De sa traversée en Méditerranée, il n’évoque que la fin, quand son embarcation a été repérée par des volontaires de la Croix Rouge qui l’ont mené en Espagne, où des policiers sont vite arrivés à lui.
Exécutant les ordres, il a alors dû se déshabiller, laisser les seuls souvenirs qu’il avait pu embarquer et déposer ses empruntes digitales. Ce sont ces deux tâches d’encre laissées à la sortie de mer quelque part en Andalousie qui l’empêchent aujourd’hui de demander l’asile en France, à cause de la procédure de Dublin, qui impose aux migrants de déposer un dossier d’asile dans le pays par lequel ils arrivent en Europe. Au squat de « l’Amphi Z », nombreux sont les migrants africains dans cette situation.
Mamadou trouve ça absurde car il ne parle pas espagnol. En France, comme il parle français, qu’il connaît mieux ce pays, il est sûr de pouvoir s’intégrer plus facilement. Il s’est dirigé vers Lyon car un ami y habite, mais celui-ci n’a jamais répondu au téléphone quand Mamadou est arrivé, en février 2017.
Un refuge d’où l’on sort peu
Dans la cuisine arrive alors Saïd*, Tunisien de 30 ans. Il rentre de la bibliothèque de la Part-Dieu, où beaucoup se rendent pour trouver du wifi public et gratuit. Lorsqu’il y appelle ses amis restés en Tunisie et que ceux-ci lui demandent de mettre la Webcam, il s’exécute à contre-coeur et ses amis peinent alors à reconnaitre son visage, prématurément vieilli et amaigri. Les « Habitants » sortent peu.
La rue demeure hostile, le contrôle de police, une peur constante. Les seuls déplacements, liste Saïd, ce sont :
« La Part Dieu, la préfecture, le forum des réfugiés, où l’on relève son courrier, le point d’accueil où l’on allait prendre une douche, à Gerland, quand il n’y avait pas encore l’eau chaude ».
Ayant quelques rudiments d’électricien, Saïd a lui pu aider à rétablir le courant lors de l’ouverture du squat, et enquête à chaque coupure pour trouver l’endroit où les plombs ont sauté. Il se rappelle en souriant ces moments où le bâtiment était tout entier plongé dans le noir, et où, d’un coup tout le monde sortait en même temps créant ainsi une belle pagaille.
Né à Gabes, petite ville côtière de Tunisie, il est parti en secret et en pleine nuit, pour fuir une famille qui le forçait à épouser sa cousine.
« C’est comme ça là bas, on se marie entre soi, du coup il y avait plein d’enfants handicapés, je ne voulais pas ça pour moi, alors c’était la guerre avec la famille ».
« Si on était de méchantes personnes, on se serait débrouillé autrement »
Quand il était encore en Tunisie il pensait la France comme « le pays de la liberté », où l’on ne laissait « même pas les chats rester dehors ». Il confronte aujourd’hui ses préjugés d’autrefois à ceux qu’il affronte désormais en France. Sa voix gagne alors en décibels et il assure avec véhémence :
« Si on était de méchantes personnes, si on était des tueurs ou des voleurs, on ne serait pas ici, on se serait débrouillé autrement ».
Plutôt silencieux jusque là, Malik*, Sénégalais de 23 ans, hoche alors la tête, prend la parole et ajoute :
« Personne ne veut quitter sa maman, sa famille son pays ».
« On doit chaque semaine refuser des gens »
Souvent près de l’entrée Malik connaît tous les visages et surveille les entrées et les sorties du squat. C’est n’est pas un rôle facile car il doit fréquemment refuser des personnes venues en espérant trouver un toit.
Le squat est aujourd’hui complet, après avoir augmenté ses projets initiaux. Deux personnes par chambre sont vite devenues trois puis parfois quatre. Mais les demandes affluent encore, raconte Malik :
« Au moins cinq ou six par semaines. C’est dur, on était tous dans la rue, on sait ce que c’est ».
Ce qu’il y avait avant la rue et avant Lyon, Malik n’a pas vraiment envie de le raconter :
« C’est une histoire triste et je n’ai pas envie de raconter une histoire triste. Le jour où j’aurai des papiers, où ensuite avec ça je pourrai travailler, je pourrai raconter mon histoire à tous les journalistes ».
Pour l’instant seules des dates surgissent, avec une précision impressionnante :
« Arrivée à Marseille le 6 Octobre 2017. Arrivée à Lyon le 4 Novembre 2017 à 10 h. »
S’approprier les lieux : stickers antifascistes et fresques murales
Les voix sont peu bavardes dans le squat, mais l’on trouve parfois ailleurs que dans les mots des traces de ce qui est tu. Dessinée sur une feuille A4 blanche scotchée au mur du salon, une silhouette féminine scrute la vie qui s’active autour d’elle, de son mur à la couleur passée. Elle est nue, ses yeux sont cernés et sa bouche en forme de cœur est scellée
Un bâtiment propriété des pompiers de Lyon
Le bâtiment occupé est actuellement juridiquement en la possession de le SDMIS (Service Départemental et Métropolitain d’Incendie et de Secours) mais est en cours d’acquisition par la Métropole de Lyon qui voudrait à terme le démolir pour en faire un collège. A l’heure où nous mettons en ligne cet article, nous ignorons si le SDMIS a initié une procédure visant l’expulsion.
A ses côtés, un tag plus impressionnant rappelle une des règles prises par les « Habitants », quand la cigarette n’était pas encore bannie. Le visage est menaçant mais l’injonction polie « Cendrez dans les cendriers SVP».
Parcourant le bâtiment, les stickers libertaires et antifascistes réapparaissent également fréquemment, rappelant l’ironie de la situation, comme le signale une militante présente presque quotidiennement :
« En hébergeant des personnes, on se retrouve à jouer le rôle de l’État ».
Ces murs peuvent raconter aussi de drôles d’histoires. Dans la chambre de Diallo*, au 2ème étage, se trouve l’une d’elles. Originaire de Guinée, il y dessinait et sérigraphiait des T-Shirts. En 2015, alors âgé de 21 ans il a fui son pays pour éviter la prison après, dit-il, avoir participé à des manifestations.
Il a depuis traversé le Mali, le Burkina, le Niger et la Lybie, où il a été emprisonné et torturé pendant trois mois, puis l’Italie et enfin la France. Il est lui aussi peu loquace sur son périple et n’a pas vraiment le cœur à raconter son parcours.
Mais il est heureux de montrer sa fresque murale, inspirée d’un conte que sa grand-mère lui racontait enfant.
On y voit un homme suspendu par les bras à une branche qui ploie déjà sous son poids. Dans l’arbre un serpent vient vers lui, la langue sortie. Ses pieds frôlent la gueule grande ouverte d’un crocodile qui s’apprête à le dévorer.
Autour du tronc, des fauves rodent. Diallo raconte qu’il soumet cette posture pour le moins périlleuse aux visiteurs de sa chambre, leur demandant sous forme d’énigme comment on peut se sortir d’une pareille situation. Il rit alors en répétant les propositions alambiquées mais imaginatives qu’il a reçu :
« Certains disent qu’ ‘il faut prendre le serpent d’une main et étrangler le lion avec’ ».
D’autre suggèrent de terrasser frontalement les bêtes une à une. La réponse de Diallo est d’un tout autre genre : celui-ci est formel : ce n’est pas possible d’être sous le coup d’autant de prédateurs, c’est forcément un mauvais rêve, et le garçon suspendu à sa branche va bientôt se réveiller.
*Tous les prénoms des personnes citées ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. Pour la même raison, aucune photo des résidents du squat n’a été prise.
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