Un entretien réalisé par Catherine Portevin, journaliste à Philosophie Magazine.
« Tant qu’on pensera que les facteurs sont extérieurs, ça ne pourra pas marcher »
Quand la journaliste Catherine Portevin lui demande comment aborder la question de manière « saine », Henry Laurens ne fait pas dans la demi-mesure. L’islam doit être considéré comme un phénomène intérieur car, dit-il :
« L’islam est une réalité française profonde ».
Henry Laurens insiste:
« C’est une production de la société française. Si on prend le simple facteur métropolitain, les musulmans sont là depuis un siècle, avec la première guerre mondiale. En admettant cela, on a fait un grand pas en avant ».
Et l’historien précise :
« Le second pas est ne plus penser avec le référent colonial, avec des termes comme « assimilation » d’un côté et « indigène république » de l’autre ».
Prendre de la distance avec ce référent colonial, voici l’enjeu auquel est confrontée la société française.
Henry Laurens rappelle que le droit musulman a été inventé par les colons. Il n’existait pas auparavant. Et en 1962, lorsque les accords d’Évian marquent la fin de la guerre d’Algérie et de l’empire colonial français, des millions de musulmans se retrouvent immergés dans le droit commun français. Un processus « très compliqué » qui encore aujourd’hui témoigne, selon lui, d’une difficulté pour combiner le droit à la différence à celui de l’indifférence.
Catherine Portevin oriente l’historien sur la question des attentats de Paris. Henry Laurens le répète :
« Quand on somme les musulmans de prendre position après les attentats, on leur assigne cette différence alors qu’ils n’ont peut-être pas envie d’être définis comme tels. Les gens sont fatigués d’être définis comme des musulmans. »
« Il faudrait inventer le droit à l’indifférence, mais c’est très dur à mettre en place »
La représentation de l’islam véhiculée dans les démocraties européennes et plus particulièrement en France s’avère faussée.
Henry Laurens nous plonge dans les relations entre islam et Europe : le musulman et l’européen sont des « cousins germains » inspirés d’une philosophie gréco-latine.
« C’est pour cela aussi que notre relation à l’Islam n’est pas la même chose que notre relation à la Chine ou à l’Inde parce que nous avons des sources communes, une géographie commune » ajoute-t-il.
La période coloniale va rompre l’équilibre entre les deux voisins méditerranéen, en créant une domination de l’Europe sur l’Islam.
« A partir de 1850, une question devient centrale dans le monde musulman : « qu’est-ce que je fais en prenant ce qui vient de l’Europe : est-ce que ce sont des éléments universels ou suis-je en train de trahir ma religion ? » C’est un débat qui dure jusqu’à aujourd’hui ».
« Nous passons notre temps à déverser notre culture sur les autres pays. Et ça les fatigue. »
L’islam et les autres religions monothéistes ont des systèmes de valeurs conservatrices qui se heurtent aux « avancées sociétales », nous dit Henry Laurens.
Aujourd’hui, les questions sur l’avortement, le mariage homosexuel, l’émancipation des femmes et le dévoilement du corps opèrent une tension sociale et culturelle entre valeurs conservatrices et progressistes.
Ainsi, même si l’Europe cesse de dominer le monde après la colonisation, au XXIe siècle, il y a toujours cette « sale manie » (sic) d’édicter des normes. Il donne un exemple :
« La norme dans le monde arabe était la famille recomposée alors que les Européens en était à la famille nucléaire. Puis de la famille nucléaire, on est passé à la famille recomposée (avec l’apparition du divorce) et maintenant le mariage gay ».
Et d’ajouter :
« On soumet le monde musulman à une pression permanente sur les normes d’organisation des sociétés. On déverse notre culture. Les autres, ça les fatigue ».
L’apparition de l’islam politique doit être compris comme un « mécanisme de compensation » de la domination occidentale :
« Une partie des intellectuels musulmans, dont les Frères musulmans, ont construit l’islam comme une utopie anti-occidentale. (…) C’était un instrument de rattrapage ».
Les sociétés Occidentales ont toujours pensé qu’elles avaient domestiqué le religieux en le rendant inoffensif. Il cite un exemple :
« En 1791, le pape a condamné les Droits de l’Homme comme atteinte à Dieu. Deux siècles plus tard, Jean-Paul II en faisait son cheval de bataille. »
Or, dit-il, l’islam apparaissant comme non « domestiqué », il peut apparaître comme un danger.
Après une heure trente de mise en perspective historique, Henry Laurens conclut sur une note d’optimisme :
« Ce qui compte ce ne sont pas les textes mais ce qu’en font les musulmans. Avec le texte chrétien, vous pouvez faire Bossuet (qui justifiait notamment l’esclavage, ndlr) mais aussi la théologie de la libération (qui défend « l’émancipation totale de toutes espèces de servitude » ndlr) ».
Chargement des commentaires…