Rue89Lyon : Le nom de votre projet Golden Flux m’a évoqué le roman court de Pierre Bourgeade, Venezia, dans lequel une séance de pratique uro bouleverse tout à coup l’équilibre sexuel (relativement précaire) qui existait entre trois personnages. Quel est le principe de votre performance ?
Marianne Chargois : Je suis travailleuse du sexe, j’exerce comme dominatrice, et dans ce cadre je fais beaucoup de pratiques urologiques avec mes clients. La découverte de ces jeux sexuels avec urine s’est révélée pour moi totalement étonnante et réjouissante, avec le constat que mon urine me rapporte de l’argent puisque des personnes me paient pour l’absorber.
Cette transformation du déchet organique en or, je la rapproche des dynamiques queer qui retournent l’insulte en fierté, se ré-approprient des mots qui cherchaient à l’origine à blesser pour en faire des auto-désignations et affirmations de puissance : comme pour le mot « pute » par exemple, dont se servent beaucoup de militantes sexworkeuses pour s’auto-identifier.
Cette performance est une espèce de déambulation réflexive et physique autour d’une même idée : celle d’un alchimisme queer, d’un métabolisme de transformation de l’abjection et puissance.
« Je vis mes prestations avec mes clients comme de vrais moments de performances qui requièrent des savoir-faire et technicités particulières »
Vous avez besoin de glace carbonique pour la performance. C’est intriguant.
Cette réflexion que je mène autour de ce que nous inventons depuis la relégation, sur nos capacités à remâcher le sale, l’infériorisant, pour re-créer du beau, de l’empowerment, je la mène également physiquement sur le plateau avec certains mélanges et manipulations.
L’esthétique renvoie aux imageries de sorcières avec leurs chaudrons magiques, et l’invocation de cet imaginaire est totalement délibérée, puisque comme le développe la chercheuse féministe Silvia Federici dans son brillant ouvrage « Caliban et la sorcière », l’invention de cette figure et surtout les massacres des femmes accusées de sorcellerie jusqu’au 17ème siècle étaient des processus d’asservissement des femmes dans le passage historique du féodalisme au capitalisme.
Loin d’être ces personnages ridicules qui peuplent à présent les contes d’enfant, l’appellation « sorcière » était accolée à toute femme indépendante, détenant des savoirs, et transgressant par là-même les normes sociales en vigueur.
Bref, l’articulation entre le propos et l’image est assez précise dans la performance Golden Flux.
Comment se partage votre temps de travail : avez-vous une activité de travailleuse du sexe, qui cohabite avec un travail artistique ?
Je mène de front travail du sexe et travail artistique depuis plus de 10 ans, et ces deux activités sont extrêmement intriquées pour moi, se nourrissent mutuellement.
Que ce soit dans mes collaborations en danse contemporaine (notamment avec Gaëlle Bourge et Matthieu Hocquemiller), ou dans mes expérimentations (écrits, performances, visuels, organisation d’évènements), l’intérêt pour les politiques des corps, des sexualités, est permanent.
Aussi le travail du sexe, qui transgresse les usages normatifs du corps, est-il très présent, presque central, dans mon activité artistique.
Par ailleurs, je vis mes prestations avec mes clients comme de vrais moments de performances, au sens de spectacles privés personnalisés, qui requièrent des savoir-faire et technicités particulières, comme c’est le cas dans le travail scénique plus institutionnel.
Il y a donc une totale porosité entre mes deux pratiques, qui ne sont à mon sens pas si éloignées.
« Je peux dans une même journée enchaîner une séance de fist avec un client, répondre à une interview et être sur scène devant 300 spectateurs-trices »
Il n’existe quasiment pas de moments culturels mêlant les questions sexuelles, de genre, les pratiques pornographiques. Vous participez à OnlyPorn et vous avez vous-même monté le festival Explicit, avec Matthieu Hocquemiller, dont la deuxième édition vient de s’achever à Montpellier.
Cette deuxième édition d’Explicit était flamboyante, avec une programmation dont nous étions très fières et des rencontres magnifiques puisque nous avons eu le bonheur d’inviter entre autres Will Sheridan, Buck Angel, Marie-Anne Paveau, Daniel Hellmann ou encore Florentina Holzinger et Vincent Riebeek.
Des artistes, universitaires, et activistes qui ont tous-tes pour point commun de déconstruire les représentations du sexuel, mais depuis des approches et esthétiques très variées.
Il s’est créé le temps du festival un véritable contre-espace queer, inclusif, positif et bienveillant, avec un public extrêmement nombreux et enthousiaste : le théâtre n’a pas désempli durant le temps d’Explicit !
Cette édition était donc belle et émouvante, d’autant plus qu’il est particulièrement difficile de créer en France un tel évènement, de réunir les financements et un lieu d’accueil. Il faut savoir que cela représente beaucoup de lutte et de ténacité pour faire advenir un évènement post-porn, queer, sexuel, et cela n’aurait pas été possible sans l’accueil et la confiance de Rodrigo Garcia, directeur du CDN de Montpellier.
Comme tous les festivals qui sont nés ces dernières années, Matthieu Hocquemiller et moi nous sommes vraiment nourris d’un festival comme le Porn Film Festival de Berlin, le premier festival qui s’est intéressé au pornographique comme champs de contre-culture à part entière, avec des esthétiques, expérimentations, courants, etc.
Nous sommes donc partis de ce même point de départ, mais en personnalisant l’approche depuis nos parcours éclectiques : nous mêlons les formats films documentaires, spectacles contemporains, conférences analytiques, courts-métrages post-porn, livres, expositions.
Il y a quelques festivals qui travaillent sur ces questions en France, mais très peu, et avec des moyens économiques précaires, car actuellement avoir une œuvre sexuellement explicite dans une programmation provoque toujours des paniques morales incroyables.
Par exemple, j’ai crée avec floZif cette année à Paris la première édition du Festival WHAT THE FUCK ? FEST*** !, festival sexualités dissidentes. Nous avons rencontré un immense succès, mais pour autant nous avons dû passer par un financement participatif, et nous ne savons toujours pas comment financer la prochaine édition.
Alors que les postures de repli sur soi, identitaires et conservatrices ont une caisse de résonance politique et sociale importante, avez-vous le sentiment de devoir mener un combat ?
Les luttes féministes et LGBTQIS montrent depuis longtemps déjà que le sexuel est politique, que les genres et les sexualités sont bien plus que des petites pratiques de plaisir personnel.
Si les marges sont invisibilisées et si souvent stigmatisées, c’est bien parce qu’elles mettent en évidence la dimension culturellement construite des normativités sociales, qui nous sont pourtant vendues comme des faits de nature par les réactionnaires et conservateurs, à savoir l’hétérosexualité blanche.
Quand au travail du sexe, il ébranle tous les fondements justement de cette hétérosexualité blanche , puisqu’il s’y condense : de la sexualité hors amour, hors gratuité, hors famille, des corps trans, migrants, racisés, dissidents.
Les violences et inégalités en droit subies par les LGBTQIS sont toujours extrêmement élevées.
Alors oui, créer des évènements, des performances, des rassemblements collectifs positifs et puissants est absolument cruciale et nécessaire.
À quoi ressemble une journée de votre vie, en ce moment ?
Sans sommeil et schizophrène… Je peux dans une même journée enchaîner des heures d’écriture de dossiers et mails, une séance de fist avec un client, faire un training de contorsion, répondre à une interview et être sur scène devant 300 spectateurs-trices.
Propos recueillis par Dalya Daoud
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