En déambulant dans un musée, le regard peut être surpris, séduit, dérangé, voire bouleversé, mais la situation demeure relativement « confortable ». Je découvre un nu, un paysage, une scène quelconque et les rôles sont bien délimités : une œuvre à voir, un spectateur qui regarde.
Avec une exposition sur l’autoportrait (de manière plus intense que s’il s’agissait de portraits), tout est chamboulé et les rôles vont jusqu’à s’inverser. C’est soudain le tableau qui regarde le spectateur, le regard aigu du peintre qui le perce et le convoque, comme il s’est d’abord convoqué lui-même. Pour un face à face, un duel parfois, une expérience singulière en tout cas et ce, quelle que soit l’époque de composition de l’autoportrait.
En 1626, Simon Vouet se présente à nous avec les cheveux en pétard, les paupières lourdes, le teint cireux et les yeux rougis, tel un Gainsbourg du 17e siècle revenant d’une tournée des grands ducs et narguant nos vies saines et vertueuses.
En 1832, le jeune Lyonnais Louis Janmot plante son regard dans celui du visiteur avec aplomb et pugnacité, et ses poings fermés tenant pinceau et palette pourraient être ceux d’un boxeur.
En 1851, Anselm Feuerbach joue d’un clair-obscur théâtral pour dramatiser son regard ténébreux et concentré défiant le spectateur.
En 1919, Erich Heckel lance au contraire un regard fuyant, serre les mains en un geste de prière et contracte son visage verdâtre, cisaillé de traits comme autant de fêlures ou de fissures provoquées par l’expérience traumatique de la Première Guerre Mondiale…
« Allô maman, bobo »
Dans la première section thématique de l’exposition (qui en compte sept au total et entremêle les époques) consacrée au « Regard de l’artiste », l’expérience sensorielle et psychologique s’avère particulièrement intense. Ces visages se sont d’abord scrutés dans leur propre miroir, en quête de réalisme, de représentation sociale, de sublimation de soi ou d’introspection sans concession (les Expressionnistes allemands surtout)…
Ces visages et ces regards, aujourd’hui, se retournent vers nous et nous invitent à l’empathie, à la confrontation, à la provocation, à la méditation…
Toute une gamme d’émotions se rejoue dans ces différents face à face, ranimant peut-être chez le visiteur ces premières expériences d’enfant où nous allions chercher dans les visages de notre mère et de notre entourage une forme et une figure pour nos propres sensations. C’est dans le regard de l’autre, nous disent les psychanalystes depuis Winnicott et Lacan, que nous avons constitué notre propre identité, nos images successives de nous-mêmes, nos premières identifications.
C’est peut-être pour cette raison que ces premières salles d’exposition sont aussi fascinantes que dérangeantes : les peintres nous rappellent que notre regard intérieur, notre Moi, dépend du miroir de l’autre. Plus largement, l’autoportrait propose une hypothèse générale : toute œuvre d’art un peu consistante et profonde « nous regarde », défait et recompose nos identités, notre rapport au monde et à nous-mêmes.
« J’suis bidon »
Les sections suivantes de l’exposition desserrent un peu l’étau psychologique initial pour cheminer vers des thématiques plus distanciées. L’artiste s’y met en scène, tour à tour, en s’inscrivant avec superbe parmi les codes sociaux de son époque ; dans son atelier, cœur même de sa créativité (avec des œuvres de Kirchner, Matisse) ; parmi son entourage amical et familial (Courbet valsant aux bras de sa maîtresse, Gino Severini posant avec sa femme et sa fille)…
La section Jeux de rôles recèle même un aspect ludique. Les peintres s’y représentent au sein d’une scène plus large où ils incarnent l’un des personnages : Rembrandt est l’un des témoins de La Lapidation de Saint Étienne, Watteau est l’un des convives d’une Fête Vénitienne, et le visage de Jacob Marrel n’est perceptible qu’à la surface d’un reflet sur le vase d’une Vanité datant de 1681 !
La fin du parcours est jalonnée surtout par des œuvres contemporaines où l’autoportrait devient clairement une interrogation critique sur l’identité sociale et la représentation de soi. Andy Warhol, Cindy Sherman, Sarah Lucas, Douglas Gordon soulignent en rouge dans leurs œuvres que le Moi est une construction, un masque, un point d’équilibre de forces sociales et culturelles. Et invitent à nouveau, comme dans la première section de l’exposition, à réfléchir sur les parts aliénées de soi et à s’en déprendre.
Autoportraits, de Rembrandt au selfie – Au Musée des Beaux-Arts jusqu’au 26 juin
Repères
- 4e Siècle avant J.-C. : Pline l’ancien relate dans ses textes l’existence d’autoportraits
- 11e / 12e siècles : autoportraits d’artistes dans des enluminures qui servent alors de signature
- Renaissance : le genre se développe en parallèle à la volonté d’affirmation du statut de l’artiste qui veut se différencier de l’artisan. Albrecht Dürer en sera l’une des grandes figures, se dessinant lui-même dès l’âge de treize ans en 1484
- 17e siècle : parmi les grands maîtres classiques de l’autoportrait, Rembrandt se distingue avec une centaine de gravures et de tableaux. Beaucoup ont été l’objet de commandes de la part de collectionneurs friands de posséder des autoportraits d’artistes
- 1886-1889 : Van Gogh réalise une quarantaine d’autoportraits (toiles et dessins) qui auront une influence forte sur l’Expressionnisme (Edvard Munch, Max Beckmann, Egon Schiele…)
- 1839 : premier autoportrait photographique par Cornélius
- 2002 : première apparition du terme argotique « selfie » sur un forum en ligne australien
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