« Cela faisait si longtemps que nous attendions ça. Et enfin ce 15 juillet 1975, dans les premiers lacets de la montée du Pla d’Adet de la 17e étape du Tour de France, Raymond Poulidor s’est échappé. Il avait 38 ans. »
Ainsi démarre, par cet épisode tardif de sa carrière, bercé par la voix de François Morel, Poulidor premier, documentaire de Patrick Jeudy sur l’éternel second.
« C’est l’une de ses plus belles victoires », ajoute le commentaire sans ironie.
Au sujet de l’épisode, l’écrivain et journaliste cyclophile Christian Laborde abonde :
« En 1974, des types pleuraient de joie dans le Pla d’Adet, après qu’il eut démarré dans le premier virage, laissant sur place Eddy Merckx et tout le gratin des pentes. (…) Mon père chialait : ce démarrage, il l’attendait depuis 1964, depuis l’envol de Raymond dans le col du Portillon. »
Le Pla d’Adet ou la dernière salve victorieuse de l’homme qui ne gagnait jamais.
En France, les seconds sont éternels, les perdants magnifiques et toujours pardonnés : les Verts 1976 et leurs poteaux carrés, les Bleus de Séville 1982, Fignon et ses 8 secondes manquantes, on s’en fait jusqu’à l’écoeurement des vainqueurs de cœur. On a eu Hinault, France 1998 et bien des Austerlitz, mais on chérit nos Waterloo, on recompte les secondes, on retire les pénos.
La gagne, on la laisse aux Américains.
Et c’est un peu la faute à Poupou, Saint Patron des seconds – priez pour nous, pauvres losers – qui nous a tant fait rêver en ne nous faisant que rêver avec son record de podiums dans le Tour (huit montées sur la boîte, toujours en contre-plongée sur le vainqueur).
Bien sûr Poupou a gagné à la pelle : le Tour d’Espagne, le Grand Prix des Nations, Paris-Nice, La Flèche-Wallonne… Mais de Grande Boucle, point. Pas même le moindre petit jour passé en jaune. Rien. C’est cela sa légende.
Le Tour du siècle
Or c’est par une victoire que le loser proverbial y entre, dans cette foutue légende : Milan-San Remo 1961 remportée comme on perd, en s’excusant avec un accent du terroir d’avoir battu ces messieurs. Poulidor, pédaler suffit à son bonheur.
Il a connu la charrue dans la Creuse et déjà c’était pas si mal. Alors gagner sa croûte dans la roue des Anglade, Van Looy ou Anquetil, être massé, dormir à l’hôtel, tu penses si c’est Byzance.
« Lorsqu’on a connu le sol en terre battue et la paille pour matelas, on est toujours vainqueur » dira-t-il.
Le voilà le problème, Raymond a l’ambition économe.
Et la poisse lui colle aux cale-pieds. Quelques jours avant son premier Tour en 1962, où on le présente comme le rival (tant attendu) de la Caravelle Anquetil, il se casse un doigt – c’est rien un doigt mais ça sert, par exemple ça serre le guidon.
Loin de l’Homme augmenté cher au cyclisme, ici commence l’épopée de l’Homme diminué, coureur toujours à contretemps, pris en tenaille entre l’ère Anquetil et le règne cannibale de Merckx – il sera le seul à pouvoir les ébranler à leur sommet – perdant quand on l’espère, gagnant quand on ne l’attend plus.
En 1964, il est à un autre doigt de battre Anquetil. Il vient de remporter la Vuelta, Anquetil le Giro. Poupou le paysan et Anquetil le châtelain réglant leurs comptes sur les routes de France : c’est le Tour du Siècle. Poupou sort des Alpes devant maître Jacques qui dans les Pyrénées traîne une gueule de bois au champagne. Poupou en profite un jour trop tard en s’envolant dans le Portillon pour gagner à Luchon.
Dans le Puy de Dôme, ils piochent, image mythique, épaule contre épaule, et si Poulidor passe en tête, c’est qu’Anquetil est au plus mal. Mais Poupou semble l’ignorer. Ce Tour devait être à lui. A l’arrivée du contre-la-montre décisif à Paris, on l’annonce vainqueur. Erreur de chrono. C’est bien Anquetil qui l’emporte. Pour 55 secondes.
Roi maudit
La défaite ne cicatrisera jamais et Poupou perd seul le Tour 1965 en l’absence d’Anquetil. N’en voudrait-il pas, de ce polo jaune ? Quand il ne crève pas – et il crève tout le temps – il gèle dans le ballon d’Alsace (1967), est renversé par une moto (1968), diminué par un zona (1970) ou manque de se tuer dans un ravin (1973)…
Et il y a ce peloton qui se ligue sans cesse contre lui, accélère quand il est à terre, jaloux de cette popularité qui va jusqu’à effrayer Poupou lui-même, le tétaniser.
Très tôt, on distingue derrière le sourire bonhomme un regard triste, habité par le regret anticipé de décevoir ceux qui l’aiment tant. La certitude d’être un roi maudit dont le fardeau serait d’être la catharsis de ce peuple qui parfois le siffle mais ne lui en veut pas.
« Son malheur nous appartient, et quand il tombe nous souffrons tout comme lui, sa peine nous console de nos tracas quotidien. Il est comme nous ».
Et quand il attaque dans le Pla d’Adet, à 38 ans, ou ne raccroche qu’à l’âge canonique de 41 ans, il nous rappelle que la vie est un combat. Qu’on ne le gagne que rarement, voire jamais puisque bêtement on meurt, mais qu’à tout prix il faut le livrer jusqu’au bout. Comme le disait Antonin Magne, son directeur sportif : « il n’y a pas de gloire sans vertu » et que peut-être, la vertu est la seule gloire.
La seule victoire qui importe et la seule véritable chose à perdre. Au fond Poulidor a-t-il jamais perdu ?
Par Stéphane Duchêne sur petit-bulletin.fr.
Hommage à Raymond Poulidor en sa présence
A l’Institut Lumière jeudi 21 janvier
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