Tous ont repris une exploitation familiale. Tous ont fait des études après avoir grandi dans le milieu de l’élevage. Tous ont peur de voir mourir leur métier avant de pouvoir éventuellement le transmettre à leurs enfants ou à d’autres.
A 24 ans, Lilian a la stature large et montre un certain flegme. Loin du cliché de l’agriculteur taiseux.
« On nous prend un peu pour des crétins. Ce que je comprends un peu, au fond. Quand mon grand-père, qui nous a légué l’exploitation, dit que les prix de vente pratiqués aujourd’hui étaient les mêmes en 1987, je me rends bien compte qu’il y a un problème. Je sais ce que ça veut dire au quotidien. L’inflation, elle, n’est pas restée la même. »
Depuis son bac pro production animale, Lilian travaille avec son père, sa tante, son cousin et quatre employés sur l’exploitation familiale de Saint-Bonnet-le-Courreau (dans la Loire). S’il s’est lancé dans le blocage de l’A7 au niveau de Solaize ce jeudi de juillet, c’est « avant tout par solidarité ».
Son exploitation « se porte plutôt bien ». Mieux que d’autres en tous cas :
« On vend surtout directement au particulier, du porcin et du bovin. On craint moins l’avenir que ceux qui dépendent des grandes surfaces. Mais tout de même. On fait douze marchés par semaine, les bons mois je me dégage 1200 euros. Les mauvais mois, on paye en priorité les employés. Parfois on ne touche presque rien. »
Douze marchés par semaine, donc un temps de travail « évidemment bien au delà des 35 heures ».
« Un cercle vicieux qui se répercute sur le consommateur »
Certains automobilistes insultent bruyamment les agriculteurs. D’autres, plus nombreux, leurs témoignent des signes de soutien. Cela donne du courage à Samuel. A 25 ans, il travaille avec ses parents sur leur exploitation laitière de Marcenod (Loire) :
« J’ai fait une licence pro production animale après un BTS. J’ai commencé comme consultant, pour plusieurs exploitants. Mais quand tu as vécu le travail agricole, tu as envie d’y revenir. »
Son exploitation vit une année compliquée à cause du climat et, il l’affirme, de la concurrence :
« L’an dernier ça a été une dure saison pour les éleveurs de pays comme l’Australie et on a pu faire de l’export. Cette année c’est le contraire. Les grands groupes fixent les prix, après c’est l’offre et la demande. Une mauvaise saison aujourd’hui peut ruiner définitivement des exploitations entières. Ce n’était pas le cas avant. »
Lui n’a jamais vécu cet « avant ». Mais trois ans lui ont suffit pour comprendre le marché :
« Cette année on vend 850 000 litres de lait pour 340 euros. L’an dernier, c’était 400 euros car la concurrence avait moins à vendre, ça fait moins 15 % d’une année à l’autre. C’est beaucoup trop, il faut fixer des minima. Faire de la qualité supérieure rapporte plus, mais pas assez pour amortir l’investissement. C’est un cercle vicieux qui se répercute sur le consommateur. »
« Est-ce la bonne méthode pour se faire entendre ? »
Une ambulance passe, la quinzaine de tracteurs s’écarte en quelques secondes avec une fluidité exemplaire. Les agriculteurs de la Loire veulent se faire entendre mais ne veulent pour l’instant durcir davantage le mouvement. Samuel est mitigé sur la question :
« On a déversé quelques déchets sur des parking de grandes surfaces, c’est vrai. Mais faut voir les vidéos des mecs dans le Nord. Ils font bien pire. Ils ont du culot. Je trouve ça impressionnant. Mais est ce que c’est la bonne méthode pour se faire entendre ? Je ne sais pas, honnêtement. »
Les grandes enseignes sont visées par le mouvement, mais tous les agriculteurs ne les diabolisent pas et Samuel est l’un d’entre eux :
« Il y a des industriels honnêtes, qui sont prêts à payer plus cher, à payer le prix juste. Mais si un seul ne suit pas, la concurrence les balayera, ils le savent. En tout cas c’est ce qu’ils nous disent. C’est pour ça qu’il faut réguler. En France mais surtout à l’international. »
Dans une tribune publiée sur Rue89, un citoyen s’interrogeait justement sur une certaine forme d’incohérence des positions des éleveurs, à « s’endetter pour pouvoir jouer le jeu de la modernité » et de la grande distribution, qui contraint au final à « produire des denrées de mauvaise qualité ».
« 300 heures mensuelles pour 1000 à 1500 euros »
L’idée de régulation fait à peu près l’unanimité. Nicolas, 31 ans, va même plus loin :
« Il faut taxer aux frontières. Le consommateur achète le produit le moins cher et c’est bien normal. Si un fruit importé d’Uruguay te coûte moins cher que celui produit en bas de chez toi, rien ne peut fonctionner de manière juste. Taxer aux frontières ferait du bien à tout le monde. Aux producteurs bien sûr, aux consommateurs aussi, car ce serait plus sain. Pour la planète également. »
Associé à son frère sur une exploitation laitière de Saint-Joseph (Loire) qui compte 250 chèvres et 50 bovins, il semble fatigué. C’est à l’ombre et avec une boisson fraîche qu’il raconte son quotidien :
« 300 heures mensuelles, pour 1000 à 1500 euros. J’évite de calculer à l’heure, du coup. On aimerait employer. Mais là encore le calcul est simple : 40 000 euros annuels avec les charges. Aucun employé agricole ne peut rapporter autant s’il est aux 35 heures. Même avec des subventions. Ce qu’on veut c’est vivre de notre métier. »
En vivre mais aussi le transmettre. Nicolas n’a pas d’enfant mais trois neveux qui ont grandi sur l’exploitation et qui pourraient peut-être la reprendre :
« Le plus âgé a 14 ans et commence à s’orienter pour reprendre l’affaire. Mais j’ai peur que d’ici à ce qu’il reprenne le flambeau, il faille 600 heures mensuelles au lieu de 300 pour gagner autant. J’ai peur que le métier devienne invivable, déjà qu’il est moins viable chaque année. »
Le mouvement de protestation qui s’est installé à Solaize vers 6 heures ce matin doit continuer jusqu’à la fin de journée. Les éleveurs attendent « un message fort des pouvoirs publics ». Même si, comme le résume Nicolas, « tout ne va pas s’arranger en un jour ». « C’est une prise de conscience qu’il faut appliquer sur le long terme », estime-t-il.
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