Un 1er janvier, Murphy reçoit un message sur son répondeur : la mère d’Electra s’inquiète car elle est sans nouvelle d’elle depuis plusieurs semaines. Qui est Electra ? La femme que Murphy a aimée, avec qui il a vécu une passion ardente puis qu’il a laissée partir.
Aujourd’hui, Murphy vit avec une jeune fille dont il a un enfant, mais ce n’est pas la vie qu’il a désirée — elle n’aurait dû être qu’une passade et ce foutu préservatif n’aurait pas dû craquer… Alors, dans un mélange de regrets et d’inquiétude, Murphy va se souvenir de son histoire avec Electra.
Love s’inscrit immédiatement sous le signe de cette nostalgie des amours gâchés, et ce saut dans le temps est pour Gaspar Noé l’occasion de construire un puzzle mental dont toutes les pièces seraient des images renvoyant au sexe – avant, pendant et après. D’où le paradoxe sublime sur lequel s’érige le film : à mesure qu’il s’enfonce dans le cerveau de Murphy, il en ramène des corps, de la chair, du plaisir, de la jouissance.
Et tandis que son héros se heurte aux quatre murs de son appartement, couverts de traces d’un passé qui est autant celui du personnage que de l’auteur lui-même (un poster de Salo, la maquette du love hotel d’Enter the void), la plongée dans sa mémoire ouvre toujours plus l’espace, jusqu’à cette rencontre magnifique où les deux futurs amants se séduisent en quittant leur groupe sur les hauteurs d’un parc pour marcher seuls dans des allées verdoyantes.
Noé, seul tout contre tous
« Le temps détruit tout ».
On se souvient de cet aphorisme inscrit en lettres capitales à la fin d’Irréversible, film raconté à l’envers, de l’enfer du présent au paradis perdu du passé.
Pour Gaspar Noé, le cinéma est la meilleure arme pour conjurer cette fatalité. Si on avait pu trouver naïve cette déclaration philosophique à l’époque, Love vient en expliquer les soubassements les plus personnels ; car Murphy est de toute évidence l’alter ego du cinéaste, qui ne cesse de se mettre en jeu, quand il ne se met pas en scène, dans son film.
Murphy est étudiant en cinéma, son enfant s’appelle Gaspar, son ex s’appelle Lucille (comme Lucille Hadzihalilovic, cinéaste et un temps compagne de Noé) et il joue lui-même le rôle d’un galeriste goujat, ancien amant d’Electra pour qui Murphy éprouve une jalousie féroce.
Ça ne pourrait être qu’un petit jeu de clins d’œil complices — comme la prestation du producteur Vincent Maraval en flic adepte des soirées échangistes — c’est en fait bien plus que cela : une façon de se mettre à nu, d’attester que tout ce qui se passe sur l’écran n’est pas seulement vrai — du sexe non simulé, des notations autobiographiques — mais surtout qu’il constitue l’essence du projet mené par Gaspar Noé depuis ses débuts, à savoir filmer des histoires d’amour endeuillé par le passage du temps que la puissance du cinéma va parvenir à ressusciter.
Le boucher incestueux de Seul contre tous, le fêtard d’Irréversible vengeant sa femme violée ou le junkie d’Enter the Void essayant de recréer par-delà la mort le lien fusionnel qui l’unissait à sa sœur, tous étaient déjà des Murphy, mais plus encore, tous reflétaient la personnalité de Noé : un grand romantique caché derrière une surface de noirceur et de provocation.
Mélo porno contemplatif
Or, Love n’a rien de provocateur. Pourtant, jamais Noé n’a flirté à ce point avec les interdits : la première scène donne le ton, puisqu’on y voit Murphy et Electra se masturber dans un plan fixe en plongée qui dure le temps du coït — ou du moins, de l’orgasme du garçon. Ce qui frappe, ce n’est pas la représentation sexuelle frontale, mais la douceur du regard que Noé porte dessus : c’est une image sereine, apaisée, où l’on prend le temps de contempler les corps et les gestes, et qu’aucun insert de mauvais goût ne fait basculer dans la pornographie.
Il en sera ainsi pour chaque rapport sexuel du film, même lorsqu’ils iront explorer des réalités plus dérangeantes — échangisme, triolisme, baise rapide dans une salle de bains lors d’une fête alcoolisée. Chacun raconte l’état d’une relation par la manière dont les corps s’imbriquent ou se repoussent ; pour Noé, faire l’amour, c’est montrer où l’on en est de son amour pour l’autre.
Et s’il fallait coller une étiquette à Love, ce serait celle de mélodrame porno contemplatif — des catégories pas si opposées que ça, mais dont la réunion dit à quel point le film est unique en son genre.
Noé pourrait presque se passer des mots — les dialogues ne sont que du small talk quotidien, plus encore que dans ses films précédents, ce qui n’est pas une facilité mais bel et bien un style — tant ses choix visuels disent tout sur le lien qui unit Murphy et Electra. Même la 3D finit par créer du sens : quand Murphy la filme avec sa petite caméra vidéo, la stéréoscopie se fait plus réaliste, moins stylisée.
C’est que le regard du personnage n’est pas le même ; l’enthousiasme du jeune homme face à sa muse a laissé la place au spleen de l’adulte qui idéalise et lisse un passé qui ne veut pas passer.
Dans un ultime mouvement particulièrement déchirant, tout va finir par se mêler, et ce spleen-là va envahir l’écran. Quelque chose est brisé dans la vie de Murphy, irrévocablement, et après avoir ruminé ses erreurs, il n’a plus qu’à pleurer des larmes amères. C’est aussi une ultime mise au point de Noé par rapport à lui-même : c’est parce qu’il s’est complu dans le double égoïsme de satisfaire son propre plaisir en niant le désir de l’autre que Murphy a perdu Electra.
Courageux aveu de la part d’un cinéaste qu’on a longtemps taxé de misogyne : ici, ce sont les hommes qui se comportent comme des salauds et les femmes qui en souffrent. Et seul le cinéma peut recoller — un temps — les morceaux.
Love
>De Gaspar Noé (Fr, 2h14) avec Karl Glusman, Aomi Muyock, Klara Kristin…
Sortie le 15 juillet
Par Christophe Chabert sur petit-bulletin.fr
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