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Une histoire du tropicalisme à Jazz à Vienne

Réunis pour une tournée commune très attendue qui passe par Vienne, Caetano Veloso et Gilberto Gil ont initié, à la fin des années 60 et en amont de leurs immenses carrières internationales, l’une des grandes révolutions musicales et culturelles du Brésil : le tropicalisme. Un mouvement contestataire contesté qui a durablement marqué les esprits en libérant, parfois contre leur gré, les consciences brésiliennes.

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Caetano Veloso et Gilberto Gil à Jazz à Vienne 2015.

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Caetano Veloso et Gilberto Gil à Jazz à Vienne 2015.
Caetano Veloso et Gilberto Gil à Jazz à Vienne 2015.

Trop radicales ou trop avant-gardistes, il est des épiphanies dont on ne mesure pas immédiatement la portée. On connaît par cœur l’histoire de l’électrification de Bob Dylan qui, un soir de 1965 au festival de Newport, en dépit de l’incrédulité qu’elle suscita, changea à jamais la face du rock.

C’est à peu près au même phénomène qu’ont assisté les Brésiliens en 1967, lorsque sur la scène de TV Record, Gilberto Gil, Caetano Veloso et Os Mutantes ont fait exploser ce qui était alors le canon de la musique brésilienne, à savoir la bossa nova, laissant l’acoustique et les costumes bien mis au placard au profit d’une pop à tête chercheuse arborant cheveux longs et idées pas plus courtes.

Vite conspués pour cette rupture radicale avec l’ordre culturel établi, Veloso et Gil, hippies poussés dans le chaudron culturel bahianais, ne font pourtant rien d’autre qu’actualiser les principes édictés par le concept de «cannibalisme culturel» d’Oswaldo Andrade qui, en 1928, prônait la nécessité pour le Brésil d’absorber la culture internationale.

Or pour Gilberto Gil notamment, en ces années, celle-ci se résume beaucoup aux Beatles de Revolver :

«Tout ce qui était nouveau dans notre musique et dans notre manière de la faire, dira-t-il dans un documentaire de Dominique Dreyfus et Yves Billon, était directement inspiré, importé, imité des Beatles.»

Mais plus que cela, il s’agit aussi d’opérer une créolisation esthétique proche de ce que définira plus tard le penseur du métissage Édouard Glissant : une aspiration au mélange sans limite, entre local et global.

«Le tropicalisme, selon Veloso, était [aussi] pour une large part inspiré par le carnaval de rue de Bahia. Il se voulait radical en ce sens qu’il était assez courageux pour croire au pouvoir de la musique brésilienne. Dans le même mouvement, il rejetait le nationalisme défensif qui fut celui des dernières années de la bossa nova.»

Au départ symbole de l’ère Kubitschek (1956-61), président à l’origine d’un spectaculaire essor économique, culturel, architectural (Niemeyer) et même sportif (la Seleçao de Pelé domine alors le football mondial), la bossa est avec Joao Gilberto, Tom Jobim et Vinicius de Moraes ou Carlos Lyra, la bande-son d’un âge d’or qui, hasard ou pas, s’essouffle peu après à la fin de cette mandature, se scindant alors en deux camps : d’un côté les partisans d’une « hard bossa » américanisée, de l’autre les puristes qui politisent le genre en réaction à cette américanisation.

Pour les tropicalistes, il s’agit moins de choisir son camp que de rompre avec la musique qui les a nourris. Et ce, dans le sens d’une révolution musicale qui dépasse à la fois le nationalisme des protest singers locaux et le pur décalque d’influences anglo-saxonnes.

E Proibido proibir

Or, les révolutions artistiques dépassent bien souvent le simple cadre esthétique. Elles creusent l’inconscient collectif au point de s’affirmer davantage comme la cause d’une « réforme du cœur » et non sa conséquence, comme évoqué dans le proverbe chinois « si tu veux faire la révolution réforme ton cœur ».

C’est que le contexte politique a lui aussi radicalement changé, poussant le mouvement à épouser les protestations qui grondent. Quand, en 1968, Caetano Veloso chante «E Proibido proibir», il s’agit autant d’un écho aux «Il est interdit d’interdire» qui fleurissent sur les murs de la Sorbonne que d’une adresse au régime militaire porté au pouvoir en 1964 par un surprenant coup d’État.

Les signes d’ouverture à la Chine et au régime castriste du successeur de Kubitschek, Janio Quadros, rapidement « démissionné », et les réformes sociales en faveur des classes populaires de son successeur Goulart faisant craindre aux conservateurs – et aux Américains agissant en sous-main – un virage communiste, les militaires prennent le pouvoir et au prétexte de défendre les libertés démocratiques, les réduisent drastiquement.

Mais si, comme le dit Gilberto Gil, «l’une des plus grandes conquêtes du tropicalisme est d’avoir été capable de se dresser devant le régime et en dépit de la situation hostile, de porter cette action aussi loin que possible», à l’image du rapport ambigu entretenu par Veloso & Co avec la bossa, le mouvement tropicaliste se tient fébrilement en équilibre sur un paradoxe politique qui l’oppose aussi à la gauche contestataire et à son nationalisme de défense :

« Nous étions rejetés par la gauche, analyse Veloso, mais nous ne la rejetions pas, chaque fois qu’une manifestation était organisée contre la dictature nous y participions. Chaque fois que la gauche appelait les artistes à la soutenir dans ces démonstrations, nous, tropicalistes, hués par cette gauche, nous en étions.»

Car le tropicalisme, qui combat le régime mais passe pour l’idiot utile de l’impérialisme américain, se sent à la fois plus proche des guerillas urbaines ET du libre marché que du communisme officiel :

« Pour nous, la position anti-américaine de la gauche brésilienne était malsaine. Nous pensions qu’il n’y avait aucune raison de craindre l’influence de la culture de masse internationale qui était aussi inévitable à nos yeux qu’inoffensive.»

Panis et Circensis

Mais, autre paradoxe, c’est parce que le régime, trop occupé à traquer l’ouvrier et l’étudiant, laisse, un temps seulement, les artistes s’exprimer librement que le mouvement tropicaliste a toute latitude pour émerger. Et faire profession de foi en 1968 avec l’album collectif Tropicália ou Panis et Circensis (outre Veloso et Gil, on y retrouve Os Mutantes, un groupe de jeunes paulistes psychédéliques pétris d’idées novatrices, Gal Costa, Nara Leão et l’arrangeur Rogerio Duprat, le George Martin brésilien, qui les accompagne depuis le début).

Ce manifeste politique d’une incomparable intransigeance, à la fois ironique et d’une grande douceur poétique, donnera à cette joyeuse bande, dixit Veloso, «les moyens d’affirmer [leur] propre force».

Malheureusement pas pour très longtemps, Tropicália marquant la cristallisation du mouvement et son arrêt de mort. Car cette même année où la montée de la contestation populaire au Brésil suit la courbe des révoltes qui essaiment autour du monde (France, États-Unis, République Tchèque…), le régime se durcit d’un coup. Le 13 décembre, il suspend les pouvoirs du Congrès et interdit toute action publique.

Comme par hasard, dans la foulée, Veloso et Gil sont arrêtés sans motifs et expulsés du pays – on leur demande même de financer leur exil à Londres.

Et si leurs carrières respectives vont prendre leur envol international dans la capitale anglaise – le premier y écrira de déchirants albums de pure saudade – le mouvement, étêté, tourne court, comme l’analyse Gilberto Gil : «Le tropicalisme n’est pas allé au bout des choses : il a nettoyé, labouré, semé mais pas récolté.» Avec Os Mutantes, Gal Costa ou Jorge Ben, le très expérimental Tom Zé, partie prenante du mouvement, et les générations suivantes (de Lenine à Novos Bahianos), les graines plantées dans la MPB (Musique Populaire Brésilienne) resteront vivaces.

Á propos de la révolution, Jaurès écrivait qu’il ne peut y en avoir sans prise de conscience. Le tropicalisme aura constitué cet éveil, symbolisé par ce coup de colère de Veloso le 15 septembre 1968 lors du Festival de Chanson en réponse à la défiance et aux huées des étudiants de gauche :

« Les seuls qui ont été suffisamment courageux pour faire face à ce système dans le but de le faire exploser, ce sont Gilberto Gil et moi. Vous ne comprenez rien, rien, absolument rien du tout. Est-ce là la jeunesse qui veut prendre le pouvoir ? Si votre attitude politique est semblable à vos conceptions esthétiques, vous avez tout faux et vous êtes mal barrés.»

Cinq décennies plus tard, la révolution tropicaliste, qu’on eut pu penser ratée – ou avortée – est entrée dans l’Histoire. Et, chose rare, n’a jamais été pervertie, conservant sa pureté d’esprit originelle, tant éthique qu’esthétique. Peut-être parce que rarement mouvement artistique aura à ce point incarné cette maxime du poète Pierre Reverdy : « L’éthique c’est l’esthétique du dedans ».

Que rien n’empêche, comme l’ont fait Caetano & co, de faire exploser à la face du monde dans un grand et joyeux fracas mélodique, charriant comme le dit l’héritier Chico Cesar « la lumière d’une étoile déjà morte ».

Caetano Gil + Chucho Valdés + Stéphane Kerecki, ce vendredi 3 juillet à Jazz à Vienne.

Par Stéphane Duchêne sur petit-bulletin.fr.

 


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