Rue89Lyon : Est-ce que la gestion des détritus qui tend vers plus d’écologie (en tout cas dans nos sociétés modernes et occidentales) modifie également le regard qu’on a sur eux ?
Charles Bobant : Oui bien sûr, depuis une trentaine d’années, on commence à avoir une conscience écologique. Mais elle va mettre, selon moi, un temps infini à s’imposer. La philosophie d’ailleurs n’évoque pas la question des déchets sous cet angle-là. Il existe déjà la rudologie sur la gestion des déchets, qui lie les problématiques sociales et économiques.
Marcel Mauss (l’un des premiers anthropologues français) aurait dit : « Ce qu’il y a de plus important à étudier dans un société, ce sont les tas d’ordures. » On sait l’importance scientifique en archéologie du déchet en tant que marqueur des modes d’existence humaines, que dit le déchet de nous, selon vous ?
C.B : Nous sommes des hommes, sans nous, il n’y aurait sûrement pas de déchets. Ce qui est intéressant c’est moins la présence de déchets que sa quantité : en France nous produisons 590kg de déchets par personne et par an. Cela révèle un certain mode de vie, de consommation et, allons-y carrément, ça révèle le mode de vie capitaliste, qui se fonde sur la démultiplication des biens de consommation et aussi par là-même, des déchets.
Dans le Trash Fest, on va parler du déchet ménager, mais aussi de la personne rebut de la société. Quel parallèle faites-vous finalement, en dehors de la terminologie commune ?
C.B : Je reprends ce que je disais : « il n’y aurait pas de déchets sans l’homme » et il n’y aurait pas de déchets sans ce déchet éminent qu’est l’homme. Ce qui renvoie à une notion métaphysique et théologique : la « déchéance ». L’homme est mortel, tombé sur terre, déchu, sans but. C’est pour ça que la question du déchet a été si longtemps occultée, c’est précisément parce que les déchets évoquent notre mode d’être. Le déchet est sur le modèle de la vanité picturale. Il nous rappelle qu’on est tous destinés à mourir. Le rebut, la personne, comme le déchet ménager, nous rappelle cette existence qu’on ne veut pas voir.
« Le « zéro déchet » est une démarche qui semble politiquement extrêmement pertinente. Ces initiatives permettent de regarder la réalité, ce qu’on jette et qu’on ne regardait pas jusque là. »
Pouvez-vous déterminer des étapes charnières dans l’histoire de la gestion par l’homme de ses déchets ? (Par exemple l’invention de la poubelle ou des latrines ?)
C.B : Il existe de bons livres « Le miasme et la jonquille » ou encore « Le propre et le sale » qui évoquent la question de l’odeur, des microbes et de la propreté, avec la création de ces espaces avec la poubelle, la décharge et la déchetterie. C’est depuis la fin du XIXème siècle, notamment dans les pays européens, que les déchets sont devenus une question centrale avec l’évolution des villes et la concentration des hommes. Cela montre au moins une chose, que l’urgente question des déchets et de leur démultiplication a été prise en charge par les politiques, notamment par le préfet de Paris de l’époque.
On jette ce dont on n’a plus besoin. Il y a beaucoup d’initiatives personnelles, de vrais mouvements, qui vont vers un « zéro déchet » : cela semble aller beaucoup plus loin que la seule démarche militante écologique. Qu’en dites-vous ?
C.B : Le « zéro déchet » est une démarche qui semble politiquement extrêmement pertinente. Ces initiatives permettent de regarder la réalité, ce qu’on jette, qu’on ne regardait pas jusqu’à présent. Mais le zéro déchet est confronté à deux problèmes. Un problème culturel : nos mauvaises habitudes, culturellement déterminées et difficilement déracinables. C’est de l’ordre du possible, avec le temps et avec l’exemplarité des uns et des autres. Mais le zéro déchet se heurte à un autre problème, technique cette fois : on n’est pas capables de traiter tous les déchets. Il existe les déchets ultimes. On est dépendants des progrès techniques pour s’en débarrasser. Le volontarisme des uns et des autres ne suffit pas.
« Pourquoi sommes-nous dégoûtés ? C’est une question reliée à la vie, à la mort, au passage entre la vie et la mort. »
Beaucoup d’artistes se saisissent du déchet comme sujet d’étude et en font des oeuvres. Est-ce finalement quelque chose d’attirant ?
B.C : Alors attirant ce n’est peut-être pas le bon mot. En effet, c’est très situé historiquement. Au XXème siècle, on a Spoerri, Boltanski ou Dubuffet. Dubuffet écrivait notamment : « mon art est une entreprise de réhabilitation des valeurs décriées. » dans « L’homme du commun à l’ouvrage ». Le déchet est une utilisation propre aux artistes du XXème siècle. S’ils veulent prouver quelque chose, c’est qu’un déchet n’est pas condamné à être un déchet et qu’il est possible de le délivrer de son « être déchet ». Il peut devenir une ressource pour faire une œuvre d’art. Derrière un déchet, il y a encore du matériau et l’homme est incapable d’en faire autre chose. L’inventivité artistique doit devenir une inventivité plus générale des hommes, afin de réinvestir la matière disponible.
Quelles nouvelles initiatives culturelles/artistiques ou philosophiques avez-vous remarqué ces dernières années et qui concerne le déchet humain ?
Un grand mouvement court depuis les années 1970-1980 : la généralisation de l’utilisation d’un matériel, qui plus que le déchet, est la catégorie après, qui est de l’ordre de l’abject, du dégoûtant. Il y a une recherche qui est plus qu’artistique, qui est métaphysique, autour du dégoût. C’est au sein d’une réflexion sur le déchet, « pourquoi nous sommes dégoûtés ? », une question qu’on s’est rarement posée, « qu’est-ce qui nous dégoûte ? ». C’est une question reliée à la vie, à la mort, au passage entre la vie et la mort.
C’est l’utilisation d’excréments, d’urine, de sueur, de tous les éléments corporels. On va rejetter les excréments et déchets. Alors, est-ce que c’est culturellement déterminé ? C’est la réponse de la psychanalyse, et les fameux textes de Freud qui évoque l’enfant qui n’est pas dégoûté par ses excréments mais c’est la société qui lui apprend à l’être. Une approche plus métaphysique rend compte d’une forme de vanité, avec des matières qui sont périssables, qui ont le mode d’existence de la pourriture. C’est ce qui est en train de passer de la vie à la mort.
L’expérience du dégout n’est pas l’expérience de la peur, on a peur d’un squelette mais on n’a pas peur d’un cadavre. Le cadavre nous dégoûte parce que le cadavre nous montre le passage de la vie à la mort. Tout comme les déchets.
Le Trash Fest au Lavoir Public, le samedi 21 mars, à partir de 19h
Tarifs : plein tarif : 12 euros / tarif réduit : 10 euros
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