« C’est vraiment l’outil qui nous manquait ». Sylvain Fourel, co-président de l’association « Libraires en Rhône-Alpes » et gérant depuis 2009 de la libraire « La voie aux chapitres » dans le 7e arrondissement, est catégorique. Le libraire assure recevoir « 3 à 4 commandes par jour » via la plateforme chez-mon-libraire.fr lancée fin novembre 2014.
L’outil en question est un site au principe très simple : vous recherchez un livre dans le catalogue en ligne puis indiquez votre département et vous découvrez la librairie la plus proche dans laquelle votre livre est disponible. Vous pouvez alors le réserver ou le commander s’il n’est pas en stock. En se connectant depuis un smartphone vous êtes géolocalisé automatiquement et orienté vers les points de vente à proximité.
Il n’est en revanche pas possible d’acheter directement en ligne (exceptés des livres numériques) et vous devrez aller le récupérer en librairie. Pour l’heure, 51 librairies de la région participent au projet et constituent un catalogue de près de 1,5 millions de livres.
« Réserver à minuit dans son lit comme sur Amazon »
La plateforme est le prolongement de la campagne de communication « Chez mon libraire » organisée par l’association il y a un an dans la région. Elle se veut une réponse et une « concurrence de proximité » en Rhône-Alpes à Amazon, géant américain de la vente en ligne.
« L’idée c’est de dire aux gens ‘pas la peine d’aller sur Amazon, il y a énormément de choses chez nos libraires’ « , explique Marion Baudoin, déléguée de l’association.
Fabien, gérant de la librairie Terre des livres rue de Marseille dans le 7e, ne dit pas autre chose :
« Notre but est de dissuader les gens d’aller place Bellecour (à la Fnac et chez Décitre, ndlr) ou sur Amazon. »
La réservation en ligne, à tout moment de la journée, est perçue comme un véritable enjeu et une avancée :
« Avant, on pouvait nous envoyer un mail pour une réservation. Mais la personne ne savait pas si c’était en stock. Là, elle le sait immédiatement et peut le faire à minuit dans son lit, comme avec Amazon », confirme Fabien.
Sylvain Fourel, estime que c’était le chaînon manquant :
« On s’est demandé comment réagir face à Amazon. Avec la loi Lang puis celle de Filipetti encadrant la vente en ligne on s’est rendu compte qu’on était concurrentiels en terme de prix, en terme de rapidité puisque nous avons des délais de livraison pour les commandes qui sont très courts. Mais nous n’avions pas de plateforme commune permettant de réserver un bouquin près de chez soi ».
Attirer les lecteurs dans les librairies
Avec cet outil les libraires veulent également concurrencer Amazon « en s’appuyant sur les services du libraire », selon Marion Baudoin.
« Le but est de faire comprendre que le choix ne se trouve pas que sur internet et attirer ainsi les gens dans les librairies. Dans une librairie on va trouver le conseil mais on va aussi trouver ce qu’on n’était pas forcément venu chercher. »
Pour Antoine Fauchié, chargé de mission numérique à l’Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation :
« L’outil est fait pour concurrencer Amazon mais pas sur le même marché. Plutôt sur le service de proximité que ne fait pas Amazon. Avec cet outil, on peut faire toute la démarche d’achat en bonne conscience ».
Grâce à un suivi des stocks précis, la plateforme permet à un libraire de connaître la disponibilité d’un livre chez ses confrères et ainsi orienter un client pressé de le trouver. Si la pratique du renvoi de clients n’a pas attendu cet outil pour exister, certains libraires assurent qu’il permet de le faire plus aisément. A condition de jouer le jeu.
« Auparavant, ça nous arrivait de nous appeler plusieurs fois par jour pour demander si le confrère avait tel ou tel livre. Maintenant, on n’a plus qu’à regarder sur l’ordinateur. On gagne du temps », assure Fabien de Terre des livres.
Une solution peu coûteuse pour les libraires
Certaines librairies du réseau possèdent leur propre site internet et présentent même leurs catalogues en ligne. Alors quel intérêt à mutualiser ? Un gain de temps et une économie d’échelle qui permet un ticket d’entrée très faible pour chaque libraire, répond l’association.
« On a rien à faire et le coût est ridicule : environ 300 euros par an. J’avais demandé un devis pour un site marchand, on me demandait alors 5000 euros la première année puis 1500 euros par la suite », détaille Sylvain Fourel.
Le gérant de Terre de livres avoue qu’à l’origine du projet, il était « sceptique » car il craignait un « projet usine à gaz ». Finalement, il est satisfait car comme ses collègues il n’a eu qu’à donner un accès à son logiciel de gestion de stock au prestataire pour la mise en ligne. L’outil récupère l’état des stocks des libraires et met à jour automatiquement la base de données. Pour lui, pourtant déjà en ligne, l’outil renforce sa présence et son positionnement.
« Cela donne plus de sens d’avoir un fonds pointu. Nous, on a un fonds spécialisé sur le Maghreb, le monde arabe et l’Afrique mais aussi sur les sciences sociales. Du coup, une personne peut venir chez nous via une recherche sur le site ».
Mais pour certains, « concurrencer le net ce n’est pas notre rôle »
Réaliser un acte d’achat dans une librairie après une recherche et/ou une réservation sur internet, c’est un principe auquel ne croient pas certains libraires de l’association. Et qui les a convaincus de ne pas intégrer la plateforme. Sur la petite centaine de membres de l’association, 51 librairies participent pour l’heure au service. Soit une moitié seulement.
C’est une des raisons qui a poussé Francis Chaput-Dezerville, gérant de la librairie « Le bal des ardents » (Lyon 1er) à ne pas en être.
« Le principe de dire qu’une personne devant son écran va trouver le livre qu’elle cherche, le géolocaliser dans sa librairie de proximité puis prendre son manteau et venir l’acheter, non je n’y crois pas. La personne qui est derrière son écran elle veut acheter là. »
Le libraire qui se dit volontiers « à part » dans sa profession, s’attend de son côté à un tournant concernant l’e-commerce et un retour à l’achat en boutique « physique ».
« On communique de moins en moins, on a de moins en moins de contacts et je pense que dans le futur on aura de plus en plus besoin d’humain, de lieux d’échanges et de rencontres. Les librairies en font partie. J’idéalise peut-être le lecteur mais je pense que le plaisir de venir dans une librairie c’est de découvrir des bouquins qu’on ne connait pas et que le libraire conseille avec sa subjectivité plutôt que les recherches associées d’Amazon. Alors, concurrencer le net ce n’est pas notre rôle. »
Francis Chaput-Dezerville soulève donc une question : la plateforme sans possibilité d’achat en ligne, constitue-t-elle alors une alternative plausible ? Un peu tôt pour le dire. Chez-mon-libraire.fr n’est pas la première initiative du genre :
- Place des libraires, fonctionne ainsi sur le même principe au niveau national et elle est toujours en service ;
- Paris librairies est l’équivalent parisien ;
- Librairies Atlantiques est l’équivalent aquitain.
En 2011, le portail national 1001libraires regroupant les librairies indépendantes est lancé, avec des moyens relativement conséquents, lui aussi pour concurrencer Amazon. Un an après, il devait déjà tirer le rideau et s’est avéré être un énorme échec. Les libraires réticents que nous avons contactés avouent avoir été particulièrement échaudés par cette expérience.
Un outil pour citadins connectés ?
Dans un réseau régional, les territoires et les besoins des libraires ne sont pas les mêmes pour tous.
« Dans les petites villes, la clientèle est plus éparpillée, ça peut lui éviter de se déplacer pour rien si son livre n’est pas disponible immédiatement. En ville, ça évite d’aller sur Amazon », argumente Marion Baudoin.
Le bénéfice de ce service est-il finalement évident ?
« Dans les endroits un peu isolés, les libraires font déjà pas mal de choses sur internet. Pour eux, ça permettra tout de même de dire qu’il y a une alternative à Amazon. Mais de toute façon, citadins ou pas, nous autres libraires indépendants on touche une clientèle de proximité», tempère Sylvain Fourel.
Pour Antoine Fauchié, la répons est claire :
« Ceux qui vont le plus l’utiliser, ce sont les citadins ».
Mais le projet n’a pas convaincu tous les libraires « citadins ». Jérôme Beziat tient la librairie « Au bonheur des ogres » à Vaise, dans le 9e arrondissement de Lyon.
« Je trouve l’expérience louable et bonne sur le principe. Mais moi, à Vaise, je suis excentré par rapport à la presqu’île de Lyon. Quel est mon intérêt à être sur cette plateforme ? Si une personne voit que son bouquin est disponible chez moi elle va se dire : « Vaise c’est trop loin, je préfère aller sur la presqu’île ». Si c’est un client habitué et fidèle, il va voir que j’ai son bouquin, il va le réserver mais il ne passera pas à la librairie pour le faire. »
Uniquement « un acte militant » ?
Et le libraire va plus loin :
« Au final, même si c’est très bien sur le principe, je pense que le pourcentage de gens qui utilisera le service sera très faible. Ce sera un acte militant de le faire. Le vrai enjeu c’est d’être aussi visible que la Fnac ou Decitre sans même parler d’Amazon quand un quidam cherche un bouquin sur internet. Et là-dessus je crois qu’on a malheureusement pas les moyens de lutter. »
Dans certains cas, le refus est tout simplement d’ordre technique. A la librairie Spirale à Oullins, on reste attentif et prudent :
« Nous n’avons pas un outil de suivi de notre stock compatible pour le connecter à la plateforme et ça engendrait un coût trop important de le changer pour le moment. Sur le principe l’idée est bonne alors on attend de voir si elle fonctionne et on verra si on y participe ».
La librairie « Au bonheur des ogres » elle aussi rencontre une difficulté technique particulière qui a pesé dans son choix :
« J’ai une particularité : j’ai 8000 bouquins d’occasion. C’est un plus par rapport aux autres qui pourrait me convaincre de participer à la plateforme mais je ne peux pas les référencer comme « occasion » dans la base de données. »
Des retours « positifs » pour l’association
Après deux mois de fonctionnement, le site a enregistré près de 1000 réservations, soit 10% du trafic total sur le site selon l’association.
« On voit que beaucoup de gens l’utilisent pour connaître la disponibilité sans forcément réserver ou commander en ligne. Mais on voit qu’ils fouillent beaucoup », estime Marion Baudoin.
Les premiers retours semblent positifs. « Les clients fidèles se sont très vite appropriés l’outil », assure Sylvain Fourel. Fabien de Terre des Livres raconte de son côté :
« J’ai eu le cas d’une personne qui cherchait le numéro 22 de la bande dessinée XIII. Je lui ai répondu que je ne savais pas si je l’avais. Elle m’a dit que oui car elle l’avait vu sur le site. »
Les librairies bougent aussi. Le patron de la Voie aux chapitres raconte :
« Quinze jours après la mise en ligne du site, deux librairies spécialisées du 7e arrondissement m’ont contacté pour en faire partie alors qu’elles ne sont pas adhérentes à l’association. Ainsi 100 % des librairies de l’arrondissement seront sur la plateforme. »
« Relier les librairies aux réseaux numériques »
Le défi pour l’association est désormais de « pérenniser le service et de se faire connaître ». Une campagne de communication va être lancée au printemps et d’autres librairies de l’association devraient rejoindre la plateforme. « On sera très vite à 60, 70 voire 80 librairies participantes », estime la déléguée.
Pour Antoine Fauchié, si « un énorme travail d’évangélisation » a été effectué par l’association, il reste à s’attaquer à d’autres enjeux :
« Aller chercher des lecteurs et des clients qui vont sur Amazon. Cela passe par des liens à imaginer avec d’autres services de géolocalisation type Foursquare pour relier les réseaux numériques à des lieux physiques comme les librairies. Et aussi un travail sur la visibilité sur les moteurs de recherche pour qu’un internaute qui cherche un livre voit rapidement qu’il est disponible chez Amazon mais aussi chez son libraire. »
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