Quand certains mois sont difficiles, nous sous-louons, mon amie Emilie et moi notre appartement situé sur les pentes de la Croix-Rousse. En toute illégalité et en toute connaissance de cause. C’est un F3 + mezzanine que nous louons au prix du marché, c’est à dire une fortune : un peu plus de 900 euros par mois.
Les week-ends où nous ne sommes pas là, nous le sous-louons via Airbnb, site qui fonctionne un peu comme adopteunmec : on peut choisir son locataire en fonction de son profil, son âge, ses photos, ses commentaires. On peut faire du délit de sale gueule, on peut même faire preuve d’homophobie, de xénophobie ou de sexisme (et oui, les filles laisseraient les appartements plus propres, c’est bien connu).
Mon amie et moi acceptons tout le monde, sans préférence d’âge, les étudiants sont les bienvenus, les fumeurs aussi et même les personnes avec un profil vide. Nous partons du principe que tout le monde a le droit de ne pas vouloir raconter sa vie sur Airbnb, d’être un peu bizarre et de vouloir faire voyager ses névroses dans notre appartement sans nécessairement motiver son envie de visiter le pays de Guignol.
Toutes nos expériences passées se sont avérées très positives. Jusqu’à cette dernière fois.
Priorités : l’accès à Internet et à l’interphone
Elle s’appelle Madelina et réserve l’appartement pour la Toussaint pour deux personnes. Elle vient de Roumanie. Nos échanges sont rudimentaires, rapides et efficaces. Son anglais est faible et nous ne parlons pas le roumain. Elle a sur son profil, sommairement rempli, un commentaire positif et un autre négatif. Ce dernier dit qu’elle ne la recommande pas parce qu’elle n’a pas arrosé les plantes lors de son séjour (alors qu’elle s’y était engagée) et que l’appartement a été rendu dans un état limite.
Mon amie et moi ne trouvons pas cet avis pertinent, pensant que pour une plante verte desséchée et un coup de balai non passé, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Et puis les dates auxquelles Madelina veut louer notre appartement collent vraiment bien avec les nôtres. Et surtout, on a vraiment besoin d’argent.
Comme Emilie et moi étions absents dès le samedi matin et que Madelina arrivait dans l’après-midi c’est un ami qui les a accueillies. Rien à signaler sur leur arrivée, si ce n’est qu’elles ont été insistantes quant à l’accès à internet et ont posé des questions sur l’usage de l’interphone, pour savoir s’il fonctionnait bien. En général, les locataires nous demandent plutôt où est Fourvière et qu’est-ce qu’une praline.
Volet baissé, lit au carré comme au Formule 1
Le lendemain, dimanche, Emilie appelle les sous-locataires pour leur dire qu’elle passera leur trouver le fameux code wifi (que nous ne connaissons pas et qui figure sur une facture au milieu d’autres, dans un meuble en bazar). Elles étaient pressantes sur cette demande. Le lundi à midi, mon amie arrive à l’appartement pour trouver ce code. L’appartement est dans la pénombre, tous les rideaux sont tirés (à cause du vis à vis, qui les dérange, a t-on pensé), ça sent la fumée de cigarettes couvert par du déodorant (vieille technique adolescente pour masquer l’odeur, inutile puisque l’on peut fumer chez nous).
Les portes des chambres sont fermées. En discutant quelques secondes, mon amie découvre qu’en fait, elles ne sont pas Roumaines, mais Italiennes. Peu importe.
La semaine se poursuit et je me rends compte que j’ai des places de concert à récupérer dans ma chambre. Je leur envoie un SMS en m’excusant mille fois de devoir revenir. Si cela les contrarie, j’abandonne. Elles n’y voient aucun inconvénient. En rentrant dans l’appartement, mercredi à 17 h, la pénombre et une odeur d’huile incroyable règnent. Elles sont en train de manger. J’explique à Madelina que ce que je dois récupérer se trouve dans ma chambre. Elle n’y voit aucun problème.
En poussant la porte, je la découvre comme je ne l’avais jamais vue : rangée, lit au carré, volet baissé, loupiote allumée, un ou deux posters en moins. Une chambre nette et aseptisée, comme au Formule 1. Sur le coup, je ne me dis rien. Chacun ses maniaqueries. En sortant, Madelina me demande si elles peuvent rester une nuit de plus, la nuit du dimanche au lundi. J’accepte, on négocie un prix. Je lui fais confiance et lui dis de laisser l’argent en liquide sur le bar et de mettre les clefs dans la boite aux lettres, en partant.
Le linge maculé de sang
Lundi matin, Emilie qui a finalement pu se rendre disponible et qui pensait ne jamais voir l’argent de la nuit supplémentaire, convient avec les locataires d’un rendez-vous rapide lundi matin.
Elles acceptent pour 9h30. Visiblement Madelina et son amie sont pressées car elles ont un train (alors qu’elles avaient dit qu’elles arrivaient d’Italie en voiture).
Les rideaux de l’appartement sont tirés, il fait sombre, l’appartement sent la friture mais semble rangé (coussins gentiment tapotés sur le canapé, vaisselle séchant sur l’égouttoir) et l’argent est sur le bar. Voyant cela, Emilie ne veut pas les retarder, leur souhaite un bon retour. Puis elle ouvre grand les rideaux et là, surprise. Le rangement n’est qu’une illusion !
Nos plantes vertes n’étaient pas mortes de soif. Mais l’appartement était sale, très sale. Pas de coup de balai ni de serpillière, des miettes et des restes de nourriture par terre, des cheveux partout. La plaque de cuisson était imbibée d’huile (elle ne fonctionnait plus d’ailleurs, les brûleurs étant inondés). Les éviers étaient bouchés avec une eau croupissante et des cheveux flottants. Une grosse boule de papier essuie-tout imbibé de sang gisait dans le lit d’Emilie, ma housse de couette était elle aussi tachée de sang, des pansements (usagés) croupissaient par terre dans la salle de bain, la cuvette des toilettes était maculée de sang.
Nous fournissons aux locataires du linge de maison (une ou deux serviettes éponge ainsi que le nécessaire pour le lit). Les filles avaient utilisé tout le stock de serviettes, de housses de couette, de draps housse.
Elles étaient allées sur la mezzanine, qui est un bureau de prof austère, avec l’intégrale de Flaubert et un matelas d’appoint qui n’était pas censé leur servir puisqu’elles avaient déjà une chambre chacune. Ce couchage de fortune avait aussi été utilisé, la housse de couette souillée. Combien étaient-elles réellement ?
On se demande ce que c’est que ce carnage. On ne se doutait pas que l’explication nous était parvenue par la boite aux lettres.
« Deux putes étrangères » : un mot placardé dans l’immeuble
Le matin, lorsqu’Emilie avait attendu l’heure du rendez-vous de remise du chèque et des clefs, elle avait trouvé le mot suivant dans la boite aux lettres, sans le lire dans le détail, pensant qu’il s’agissait d’une énième pub mal écrite :
« Cher, riverain et voisin il y a 2 saleS putes étrangère a ce quartier qui transmettes de sales maladies. Il y en a même une qui a transmis le virus c’est celle qui est café au lait.
Je suis médecin et mon fils qui s’est Fait avoir sur internet est entre la vie et la mort ces 2 putes sont dans l’immeuble 3ème étage porte gauche. Je vous conseille de vite les exclure du pays ! Vite !! » (sic)
Des prostituées. Effectivement, tout colle : les chambres aseptisées, la pénombre pour se protéger des regards du vis à vis, la nécessité d’Internet et d’un digicode qui fonctionnent, la quantité de draps et de serviettes utilisés… C’est ainsi que nous expliquons ce mot. On imagine que la personne qui l’a écrit est un client raciste, putophile et putophobe, insatisfait et qui aurait cherché à se venger.
Un peu paniqués, parce que notre appartement est clairement ciblé, nous allons questionner les voisins qui nous ont dit que tout l’immeuble avait été inondé de ce billet doux pendant notre absence : toutes les boites aux lettres, tous les paliers, tous les étages et l’ascenseur. Pour le reste, rien à signaler de particulier, ils n’ont entendu aucun bruit, ni rien constaté d’anormal.
Le sentiment d’intrusion nous envahit. Mais après quatre heures de ménage et six tours de machine à laver, tout est comme neuf. Il faut juste se réapproprier les lieux et chasser le malaise.
Quant à l’idée d’héberger des prostitué-e-s…
Le lendemain, nous avons pris contact avec la première propriétaire de Madelina (la botaniste-maniaque) pour savoir si elle pouvait nous éclairer. Elle s’en souvenait comme de sa pire expérience sur Airbnb. Un mois après, l’odeur d’huile de friture flottait encore chez elle, son lit avait été déplacé plusieurs fois et avait abîmé tout son lino et son sentiment d’intrusion avait eu du mal à se dissiper. Elle avait de ce fait alerté le site pour signaler une hôte indésirable mais visiblement il n’avait pas donné suite à sa requête.
Nous, nous n’avons pas voulu les accabler davantage en les signalant à Airbnb, ni en appelant la police.
Laisser un appartement dans un tel état n’est bien sûr pas tolérable. Mais cet incident nous a aussi questionnés sur les difficultés qu’ont les prostitué-e-s à exercer sous un toit.
De cette expérience, nous tirons aujourd’hui les conclusions suivantes :
- Oui, nous continuerons de sous-louer occasionnellement quand nous aurons des problèmes d’argent.
- Non, nous ne serons pas plus regardants sur les profils.
- Quant à l’idée d’héberger des prostitué-e-s, il y a eu trop de silence, de mystère, de mensonge, de trahison sur ce qui s’est passé pour le refaire à l’aveuglette.
Qu’a-t-on réellement cautionné ? Que s’est-il passé ? Pourquoi tout ce sang ? Est-ce qu’avec plus d’honnêteté, un dialogue, des conditions claires, nous aurions accepté et vécu les choses différemment ?
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