Par Elie Cortine, étudiant à Sciences-Po Lyon
Les conférenciers Yves Citton, Natalie Depraz, Laurent Habib et Jean-Philippe Lachaux sont partis d’un constat : à l’heure de la consommation effrénée de produits culturels sur internet, du « multi-tasking » et de la rapidité des échanges sociaux, notre attention est devenue la denrée la plus rare du marché. Celle-ci, sans cesse mise à contribution, est devenue on ne peut plus volatile. Au grand dam des annonceurs, qui ne peuvent plus compter sur l’attention captive qu’ils avaient pu créer à la télévision, à la radio, dans les journaux et dans la rue. Les marques ont besoin de trouver des nouveaux lieux de présence.
Du fait de l’atomisation des médias de masse, ceux-ci n’ont plus la même audience. TF1 ne représente plus les mêmes parts de marché qu’il y a dix ans. Le terrain central de l’attention s’est déplacé sur internet. La captation de l’attention à la manière du chalutage industriel comme celui qui prévaut dans les médias de masse, c’est-à-dire envoyer de larges filets de pubs aux heures de grandes écoutes, est révolu. La captation de l’attention se fait maintenant de manière ciblée. Tout en sachant qu’avant le développement d’Internet qu’on connaît, seulement 20% des gens étaient sensibles à cette technique du chalutage.
La philosophe Natalie Depraz expose l’enjeu de société :
« Tout l’intérêt du débat est de passer de l’économie de l’attention à l’écologie de l’attention, c’est-à-dire de passer d’une logique commerciale à une logique de soutenabilité, de passer de l’individu au collectif ».
Google, roi de la monétisation de votre attention
Google est le roi du fishing ou hameçonnage. Vous avez prêté attention à tel ou tel article, à tel ou tel sujet lors de votre navigation sur internet; Google analyse ce surcroît d’attention, le centralise et en déduit vos goûts et vos besoins. Google revend ensuite très cher ces informations aux différents annonceurs. Vous vous retrouverez ensuite avec des pubs concernant des produits connexes à celui auquel vous avez prêté attention.
De ce fait, l’attention est devenue monnayable. Si Google semble être un service gratuit, il n’en est rien, vous payez Google en seconde d’attention et en informations concernant ce qui vous rend attentif. Pour ainsi dire, la valeur monétaire de votre attention est négative, elle représente un manque a gagner financier pour vous, puisque Google en fait lui profit.
Le fameux algorithme utilisé par Google pour classer les résultats pertinents en fonction de votre recherche, PageRank, utilise le même mécanisme : il agrège les parcelles d’attentions de tous les utilisateurs du web pour en faire un enjeu commercial. Toute entreprise rêve d’être en tête de liste d’une recherche qui la concerne, et est prête elle aussi à payer très cher pour être au sommet. Et ainsi capter plus facilement votre attention.
Yves Citton, professeur de littérature à Grenoble et spécialiste de l’attention souligne l’ambivalence de Google :
« PageRank représente un terrible appareil d’exploitation de notre attention, et un formidable moyen d’accès à la culture et à l’amélioration de la connaissance collective. C’est cette ambivalence qu’il ne faut pas manquer en ce qui concerne les questions de l’attention. Toute mise au pilori, ou toute admiration béate raterait la moitié de la réalité ».
L’attention, enjeu d’une course technologique entre consommateurs et producteurs.
Internet a permis pour une courte période d’échapper aux annonceurs. Puis les pubs ont commencé à faire leur apparition avant le lancement d’une vidéo, sur les bords de nos pages internet, dans nos boites mails.
Pour échapper à cette captation de l’attention, les consommateurs ont mis en place certaines techniques. Ils ont inventé des logiciels pour bloquer la pub, qu’elle prenn la forme d’introduction à vos vidéos, de pop-up, de spam ou de pavé sur les côtés de votre écran. Même à la télévisons, les décodeurs actuels permettent de faire l’impasse sur les publicités, une technologie largement répandue aux Etats-Unis.
Mais les producteurs réussissent parfois à contourner ces difficultés, notamment en incrémentant la publicité dans la vidéo. Le Player de Canal Plus a cette particularité de bloquer le décompte de la pub si la fenêtre dans laquelle elle est ouverte n’est pas celle que vous regardez effectivement. Impossible de naviguer sur une autre fenêtre en attendant, il faut regarder la pub en entier si vous voulez voir la vidéo.
Laurent Habib, patron du groupe publicitaire Havas, à propos de cette lutte technologique :
« Les consommateurs vont bientôt avoir le choix entre voir la pub ou l’ignorer. On assiste à la naissance du marketing sélectif : payer le prix normal pour avoir un service avec pub, ou payer plus cher et pouvoir les ignorer. Ainsi, le circuit commercial consistant à rétribuer un annonceur pour sa participation au financement à un service, est sauf. Il sera quand même payé même si le consommateur ne regarde pas réellement sa publicité. »
L’événementiel et le sponsoring, le meilleur moyen de créer une attention captive.
Pour être certain d’avoir un spectateur captif, les marques utilisent un marketing plus ou moins caché : financer les émissions de télé, les films et les jeux-vidéos, et y opérer des placements de produits. Impossible de ne pas voir. C’est du sponsoring.
La technique n’est pas nouvelle, les grands événements sportifs sont depuis bien longtemps financés par les grandes marques pour qu’elles soient visibles en fond, sur les bannières. Sauf qu’avec Internet, l’utilisation de l’événementiel comme mode de communication a pris une autre tournure. Les champions en la matière restent RedBull et GoPro, qui financent la majeure partie des événements de sport extrêmes, bien conscients du potentiel viral des images – c’est-à-dire leur capacité à être relayé sur internet et les réseaux sociaux – que ces sports produisent.
Jean-Philippe Lachaux, neurologue :
« Quand je regarde Roland-Garros et que les bandeaux de BNP Paribas me sautent aux yeux en fond de court, je ne peux pas dire à mon cerveau de ne pas enregistrer l’information. On constate même que cette attention périphérique par rapport à l’action principale, le match, imprime mieux les informations sur le long terme qu’une concentration réelle. Cela passe par des mécanisme inconscients dont les ressorts sont les couleurs (le logo), les sons (les jingles), tous ces sens qui relèvent du cerveau primaire de l’individu, et non pas sur son cerveau intelligent ».
Redonner l’initiative aux internautes
Il est difficile d’imaginer une autre manière de procéder, ces événements ont effectivement besoin des finances des marques pour exister, il est bien normal qu’elles puissent obtenir cette visibilité en échange.
La réplique à cette impasse, imaginée par l’économiste Josef Falkinger, consiste à considérer la pub comme une distorsion de concurrence entre les marques qui peuvent la financer et les autres. Et ainsi mettre en place une taxe sur les publicités, pour pouvoir ensuite redistribuer les moyens de capter l’attention.
Ou bien de considérer la solution du professeur Yves Citton, dont il émet tout de même quelques doutes concernant sa faisabilité. « Il faudrait payer les consommateurs pour qu’ils donnent de leur attention », explique-t-il, sur la base des droit de l’attention imaginés par Tom Hayes, qui propose sept principes de base autour desquels pourrait se rassembler un « mouvement pour les droits attentionnels » :
- Je suis le seul propriétaire de mon attention.
- J’ai droit à une compensation pour mon attention, valeur pour valeur.
- Les exigences portant sur mon attention doivent être transparentes.
- J’ai le droit de décider de quelles informations je veux et de quelles informations je ne veux pas.
- Je suis propriétaire de mes séquences de clics (click streams) et de toutes les autres représentations de mon attention.
- Ma boîte de courriel est une extension de ma personne. Personne n’a de droit intrinsèque à m’envoyer des courriels.
- Le vol d’attention est un crime.
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