Nuits blanches et petits matins. L’extase joyeuse des premières soirées techno-house où le monde semble soudain s’ouvrir pour une jeunesse en proie à un nouvel optimisme, prête à toutes les expériences et à toutes les rencontres ; et ensuite la descente, le retour chez soi, la gueule de bois, le quotidien de la vie de famille et des disputes amoureuses.
Cette courbe-là, Eden la répète à deux échelles : la plus courte, celle des cérémonies du clubbing d’abord sauvages, puis ritualisées via les soirées Respect ; et la plus large, celle de son récit tout entier, où l’utopie de la culture house-garage portée par son héros se fracasse sur la réalité de l’argent, des modes musicales et du temps qui passe.
Aux États-Unis, on appelle ça un «period movie», un film qui embrasse une époque et un mouvement, de ses prémisses à son crépuscule. Eden, quatrième film de Mia Hansen-Løve répond en apparence à ce cahier des charges, puisqu’il s’étend sur une quinzaine d’années, à la charnière des années 90 et des années 2000, celles où la France a été une tête chercheuse du mouvement techno, avec en figures de proue les deux membres de Daft Punk, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Cristo.
La French Touch est-elle pour autant le sujet d’Eden, ou seulement un prétexte à raconter un nouveau parcours romanesque et sentimental comme la cinéaste aime à les montrer, avec cette fois l’ampleur truffaldienne qui manquait à son précédent « Un amour de jeunesse » ?
Rêve américain, réalisme français
Ce n’est pas dévoiler un secret que de préciser la dimension biographique du film : la vie de Paul, DJ cherchant à populariser en France la house garage née à New York, musique édénique et hédoniste héritière de la soul et du disco mais hybridée aux beats et nappes électro, c’est celle de Sven Løve, le propre frère de la réalisatrice.
Paul traverse l’histoire de la French Touch comme un funambule : il est là lors de la soirée où les Daft Punk font entendre pour la première fois leur futur tube Da Funk ; il tutoie les figures importantes de l’époque, notamment l’organisateur des soirées Respect — incarné par Vincent Macaigne ; et il assiste aussi aux premiers nuages sombres qui stagnent au-dessus de cette époque bénie — le suicide d’un dessinateur de BD torturé qui tenait la chronique du mouvement. Mais son caractère rêveur, renfermé, son incapacité à communiquer autrement que par la musique créent une bulle autour de lui, le coupant progressivement des autres et du monde.
Aussi singulier et irréductible soit-il, le parcours de Paul épouse malgré tout celui de la French Touch : au départ, ce fils d’une famille très classe moyenne — mère protectrice, sœur intello, père absent — rêve d’Amérique, à travers les clubs mythiques dont il découvre l’esprit musical dans les premières raves ou via cette belle Américaine de passage à Paris avec qui il vit un amour au parfum Nouvelle Vague — Greta Gerwig, en néo-Jean Seberg indé.
Mais l’Amérique va sans cesse se refuser à lui : alors qu’il atteint l’apogée de sa carrière de DJ en allant se produire au PS1 de New York, Paul passe une partie du séjour à s’embrouiller avec sa nouvelle copine — Pauline Étienne, excellente — puis tente de renouer le contact avec son ancienne maîtresse, pour découvrir que celle-ci est enceinte et bientôt mariée. La désillusion pointe alors le bout d’un nez de plus en plus cocaïné, entraînant un sérieux problème de trésorerie.
Paradis perdus
L’intelligence de Mia Hansen-Løve consiste à calquer l’humeur de son film sur le rêve brisé de son personnage : le «rise and fall» modélisé par des maîtres comme Scorsese ou Paul Thomas Anderson est digéré par les codes français du cinéma d’auteur, inventant une French Touch cinématographique où chaque envolée — les scènes de club, filmées avec la musique en direct et dans leur continuité — est clouée au sol par les états d’âme des protagonistes et la pesanteur de leur rapport au monde, égocentré et théorique.
Parti pris risqué, à l’image d’un Felix de Givry qui, dans le rôle de Paul, s’approche dangereusement de ce jeu blanc devenu un cliché auteuriste, ou dans cette ultime romance, presque caricaturale, avec une Laura Smet en papillon de nuit attiré par les lumières et les paradis artificiels.
Pourtant, Eden retombe sur ses pieds, grâce à la poussée mélancolique de son dernier acte, où l’embourgeoisement, les renoncements et l’opportunisme commercial viennent planter les derniers clous dans le cercueil de l’époque. Le constat finit par s’imposer : oui, le film parle bien de la French Touch, mais du point de vue de ses losers ; ceux qui ont triomphé sont croqués en gamins ordinaires, privés de l’anonymat casqué qui a fait leur succès et, par une ironie bien sentie, rendus à leur statut de parfaits inconnus dans les lieux branchés où ils tentent de rentrer et où leur musique fait fureur.
Au bout du compte, dans un geste assez audacieux, la musique s’arrête et ne reste alors que des mots et des images, poème résumant la tristesse qui s’empare de ceux qui ont vu leur rêve de gloire et la fougue de leur jeunesse partir en fumée aux lueurs de l’aube.
Eden
De Mia Hansen-Love (Fr, 2h11) avec Félix de Givry, Pauline Étienne, Vincent Macaigne…
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