Dans le commentaire audio de The Game, David Fincher affirme qu’il avait tourné là son dernier film pensé pour le soir de sa «première». Tournant majeur qui consiste à ne plus vouloir scotcher le spectateur sur son siège par une succession d’effets de surprise, mais à s’inscrire dans un temps plus long où le film gagnerait en profondeur et en complexité, révélant à chaque vision de nouvelles couches de sens. C’est ce qui a fait, en effet, le prix de Fight Club, Zodiac et The Social Network.
Gone Girl, cependant, a les apparences du pur film de «première» : le calvaire de Nick Dunne, accusé de la disparition de sa femme le jour de leur cinquième anniversaire de mariage, repose sur un certain nombre de retournements de situations importés du roman de Gillian Flynn qu’il convient de ne pas révéler si l’on veut en préserver l’efficacité.
La matière est donc celle d’un bon thriller psychologique : un écrivain raté et falot est transformé en coupable idéal par des médias avides de scoop, le tout raconté par une série d’allers-retours entre le présent de la narration et les confessions tirées du journal intime de son épouse Amy.
S’entrechoquent à l’écran les souvenirs idylliques d’une passion née sur les trottoirs de New York et le triste quotidien dans lequel le couple s’est enfoncé lorsqu’il s’est installé dans un Midwest pavillonnaire. Fincher laisse s’insinuer dans les interstices de sa mise en scène une sourde ironie qui suggère au spectateur que ce qu’il regarde n’est peut-être qu’un vaste simulacre. Ou plutôt un entrelacs de simulacres dont la source est plus profonde qu’on le suppose.
Pixels contre pixels
Cette première partie, aussi plaisante et stylisée soit-elle, pourra paraître superficielle. Or, c’est justement parce que Fincher en polit la surface qu’il peut ensuite en explorer les abîmes les plus pervers. À ce jeu, son meilleur allié reste Ben Affleck dans le rôle de Nick : incarnation vivante de l’effet Koulechov, il met au service du film son inexpressivité légendaire pour devenir ce visage lisse sur lequel chacun projette ses affects et ses passions.
Ce sont les images qu’on lui accole, celles de la télévision, d’Internet ou même d’un anodin selfie qui modifient la perception que l’on a de lui, tour à tour mari idéal ou assassin pervers. Le seul moment où il se hasardera à afficher un sourire forcé, cassant ainsi son image froide et détachée, sera d’ailleurs la première étape de sa descente aux enfers.
À travers les images orientées par les médias ou celles que l’on se fabrique pour répondre à leurs attentes, Gone Girl s’attache à mettre en doute non pas l’innocence de Nick, mais celle d’un monde où plus rien n’échappe à une mise en scène généralisée.
Fincher possède ce talent unique pour intégrer les nouvelles images de façon particulièrement fluide et invisible à son montage, non pas comme des écrans à l’intérieur de l’écran, mais comme des pixels malades fondus aux pixels outrageusement sains du film lui-même.
La musique, une fois de plus signée Atticus Ross et Trent Reznor, travaille sur des motifs du même genre : une mélodie sirupeuse mise en pièces par d’agressives stries électroniques, comme si le soap opera était attaqué souterrainement par un film de terreur.
Homme / femme, mode d’empoigne
Mais ce film-là, le film de «première», laisse peu à peu la place à un autre, nettement moins prévisible. Il tient à l’entrée en action d’Amy et de son actrice Rosamund Pike, parfait antagoniste de Nick / Affleck ; à ce corps rigide et apathique, Amy répond par une série de transformations physiques qui lui permettent d’échapper aux fantasmes que l’on projette sur elle. Ses parents, qui ont fait de leur fille la matière à une sorte de Martine américaine ; son mari, qui l’a transformée en femme trophée ; et son prétendant, qui la rêverait en poupée sexuée et docile.
À travers Amy, Fincher boucle une trilogie que l’on n’avait pas vu venir, où les femmes choisissent de s’affranchir de la violence des hommes et de leur besoin de domination. Dans The Social Network, c’est la petite amie de Zuckerberg qui refuse sa condescendance et, in fine, son « amitié » facebookienne ; dans Millenium, c’est Lisbeth Salander qui se venge de son violeur avant de devenir un fantôme dans la machine du libéralisme patriarcal ; dans Gone Girl, la femme devient un mystère angoissant prête à gagner sa liberté à tout prix, surtout celui qui consiste à emprisonner l’ennemi dans une toile d’araignée travestie en illusion monstrueuse de bonheur conjugal.
C’est là que Gone Girl ouvre sa béance la plus excitante, celle qui aspire le spectateur dans un jeu fascinant à l’issue incertaine. Fincher pratique une charge particulièrement vitriolée contre l’institution du mariage, cercle de l’enfer dont personne ne sort indemne. Ce film-là, pourtant, était niché secrètement dans le premier…
À travers son récit à deux voix, Gone Girldonnait déjà sa définition, cruelle et iconoclaste, du couple : deux mensonges unis par un même malentendu, deux images fabriquées qui ne se rejoignent que pour se haïr. On attendait de Fincher qu’il fasse un bon thriller ; on n’espérait pas qu’il retrouverait sa verve caustique et nietzschéenne, celle qui en a fait un des auteurs majeurs du cinéma américain.
Gone Girl
De David Fincher (ÉU, 2h29) avec Ben Affleck, Rosamund Pike…
Par Christophe Chabert sur petit-bulletin.fr.
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