our les protecteurs de l’espèce, le monde agricole rechigne à mettre en place une « cohabitation possible », tandis que les détracteurs sont courroucés par cette vision « idéalisée et hors d’usage ». Au milieu, l’Etat tarde à trancher.
Avant que ne vienne la nuit, Cyril Escamez a parqué son troupeau de moutons en alpage, sous la barre rocheuse du Cornafion qui surplombe Grenoble dans le nord du Vercors. Le berger de ces 300 têtes de bétail est ensuite redescendu à la cabane de la Fauge pour y dormir.
À l’aube, le lendemain, sur la piste qui le conduit au troupeau, il est saisi d’effroi. Une brebis ensanglantée est en travers du chemin. Le troupeau a été attaqué dans la nuit de ce mardi 9 septembre. Bilan : 7 moutons tués, 15 blessés dont 4 ne survivront pas.
Christelle Guignard, la propriétaire du troupeau qui comptabilise sa troisième attaque de loup en treize ans de présence au Cornafion, est encore sur les nerfs et nous lâche :
« La semaine de l’attaque, j’étais vidée, triste. Aujourd’hui, c’est la colère qui me domine parce que j’ai l’impression qu’on veut la peau du pastoralisme de montagne ».
En Isère, le loup a « coûté » 1,1 million d’euros
L’été a tourné au carnage sur les massifs de l’Isère. Les agents de la direction départementale du territoire de l’Isère (DDT38) ont déjà comptabilisé 904 victimes certifiées pour 75 attaques constatées. Le département figure cette année en deuxième position des territoires les plus touchés, loin derrière celui les Alpes-Maritimes qui comptabilise 2052 bêtes tuées.
« C’est près de neuf fois plus que l’année passée à la même période où nous avions 101 victimes pour 28 attaques attestées », calcule Clémentine Bligny, la chef du service environnement de la DDT38.
La protection du loup a un prix. Cette année, en Isère, les indemnités pour les attaques s’élèveront autour de 300 000 euros. C’est dix fois la somme déboursée l’année passée. « La moindre des choses pour le préjudice et le traumatisme » estime l’éleveuse, « une prime aux mauvais éleveurs » lui répond un responsable associatif qui s’indigne que l’indemnité par tête de bétail soit supérieure au prix de vente de l’agneaux.
S’ajoutent à cela les 800 000 euros alloués par la préfecture à la protection des troupeaux. Ardoise totale : 1,1 million d’euros pour le seul département de l’Isère.
Deux attaques ont suffi à faire exploser les comptes en provoquant le « dérochement » de troupeaux sous la menace du prédateur. Affolés par le loup, 167 brebis et agneaux se sont précipités d’une falaise en juin dernier.
La même scène s’est reproduite quelques jours plus tard, le 2 juillet, quand 375 moutons ont péri en sautant d’une barre rocheuse du Taillefer, faisant de cette attaque la plus meurtrière parmi les 5981 attaques de loups indemnisées en France depuis le 1er janvier 2010.
En réaction, Richard Samuel, le préfet de l’Isère a sorti l’artillerie lourde en signant le 15 juillet un arrêté de tir de prélèvement sur ce secteur, puis en autorisant onze autres tirs de défense d’éleveurs – à proximité de leurs troupeaux qui doivent bénéficier de mesures de protection – contre seulement deux l’année passée. Cet été en Isère, aucun loup n’a finalement été tué.
La défense du loup ou le marathon juridique
Les défenseurs du loup sont rapidement montés au créneau en portant l’affaire devant la justice. Le 1er août suivant, seulement quinze jours après son autorisation, le tir de prélèvement était suspendu par le tribunal administratif de Grenoble. La procédure est habituelle en la matière.
Les associations sont coutumières de ces recours permanents : elles sollicitent leur réseau territorial pour être averties de chacune des autorisations préfectorales puis demandent un jugement en référé, quasi sûres de leur victoire.
Pierre Athanaze, président de l’association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS), justifie le système :
« Les éleveurs refusent d’utiliser les alternatives de défense des troupeaux ou bien ils les emploient mal. Les contrôles après les attaques permettent de constater que, malgré les déclarations, les parcs sont aplatis par endroit, les clôtures électriques ne sont plus alimentées ou les chiens présents ne sont pas élevés pour la protection du troupeau ».
Pourtant, rien dans la loi n’oblige les éleveurs à se prémunir ainsi des attaques. Ca l’est en revanche s’ils veulent pouvoir bénéficier d’un tir de protection.
D’un département à l’autre, comme d’une année à la suivante, les conclusions des juges sont souvent les mêmes. « Absence de mise en place de mesures effectives de protection du troupeau », « tirs non-conformes au protocole lors des battus » ou « aucun obstacle à la mise en œuvre de tirs de défense avant le tir de prélèvement ». Pour la justice, l’abattage du loup doit donc être étudié en dernier recours uniquement.
Une « hypocrisie d’Etat » pour les pro-loup
4978 victimes en 2012, 5066 en 2013, 6504 en 2014… Alors que les bilans nationaux s’alourdissent chaque année, le gouvernement avance prudemment sur cette question sensible capable de mettre une nouvelle fois le feu aux poudres entre le monde agricole et environnemental. Mais Ségolène Royal semble pourtant s’être rangée cette année du côté des éleveurs, avant même l’hécatombe estivale, en ouvrant encore un peu plus l’arsenal.
La ministre de l’Ecologie a pris en juin dernier un arrêté permettant aux préfets des départements les plus exposés aux attaques de loups d’autoriser l’abattage du prédateur par des chasseurs lors de battues au grand gibier.
Ségolène Royal est même allée au delà des prévisions du plan Loup 2013-2017, qui permettait l’abattage de 24 loups cette année, en portant ce chiffre à 36 spécimens. A ce jour, quatre animaux ont été tués. Le dernier le fût le 30 septembre, dans la vallée de la Maurienne en Savoie.
Pour renforcer l’encadrement de ce plan, la ministre a également nommé le préfet de la région Rhône-Alpes, Jean-François Carenco, à la tête de la « coordination interrégionale du plan d’action national Loup », le 4 septembre dernier. Charge à lui de « proposer toute adaptation ou expérimentation dans le cadre du plan loup, qui pourra s’avérer nécessaire au vu de la situation sur le terrain ». Un renforcement législatif pour endiguer les recours figurerait en bonne place des priorités.
Les associations de la sauvegarde animale dénoncent une « hypocrisie d’Etat » :
« Les autorités font porter aux écolos le poids des annulations de tir mais elles nous disent dans le même temps que nous pourrons faire annuler leurs arrêtés de tirs par la justice. C’est malhonnête », s’agace Pierre Athanaze.
Moins de mangeurs d’agneau
Dans le camp adverse, ces recours victorieux ont tendance à faire monter la colère. Car hormis le bruissement politique, les éleveurs n’obtiennent pas de réponses concrètes aux attaques qu’ils subissent.
Farid Benhammou, géographe, docteur en sciences de l’environnement et spécialiste des grands prédateurs, analyse :
« Le dossier du loup est un cas d’école des stratégies d’opposition ou de promotion de la conservation de la nature. Cette question est représentative des relations tendues entre le secteur environnemental et le secteur agricole ».
Entre les deux, le divorce est consommé. La discussion n’est plus possible. « Plus aucune association de protection de la faune sauvage ne siège au sein du comité national Loup », précise Pierre Athanaze.
Denis Rebreyand, le président de l’association des Alpages de l’Isère, voudrait, lui, que le tir devienne incontournable :
« Nous souhaitons juste que les autorisations de tir soient plus simples, plus rapides et prises au plus proche du territoire impacté par la présence du loup, pour devenir incontestables ».
Coup de colère d’éleveurs devant la préfecture de l’Isère, le 7 juillet 2014. par ledauphinelib
La colère de la profession est relayée par les organisations syndicales agricoles. Une fois n’est pas coutume, la FNSEA et la Confédération Paysanne tombent d’accord sur l’impérieuse nécessité d’une très stricte régulation de la population du canidé. L’un voyant en la présence du prédateur « la fin annoncée de l’élevage du mouton ».
Un poids supplémentaire s’ajoutant à une consommation de viande d’agneau en baisse et à une production française déjà fortement concurrencée par les cheptels anglais, irlandais ou néo-zélandais. L’élevage ovin figure parmi les activités agricoles les plus subventionnées.
Le second syndicat perçoit, lui, « le risque du développement de bergeries productivistes hors-sol », malgré l’importance du pastoralisme pour l’entretien des alpages. La présence des troupeaux en alpage l’été prévient effectivement de certains risques d’avalanche l’hiver, d’incendie l’été et permet également d’entretenir les alpages en luttant contre le boisement sauvage et irréversible de taillis et de broussailles.
Tuer le loup, mais le bon
Engagées dans un marathon judiciaire, les associations jouent la montre dans une bataille au long court qui semble leur profiter. Depuis son retour en France en 1992 après plus de soixante années d’éradication, la population des loups ne cesse de se développer, aussi bien numériquement que géographiquement.
L’office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) l’évalue à 300 animaux sur tout le territoire national. En Isère, quatre ou cinq meutes sont sédentarisées sur les massifs du Vercors, du Taillefer, de Belledonne.
Est-il possible de contrôler le développement de l’espèce qui n’a aucun prédateur naturel ? Et surtout, les tirs de prélèvement ont-il prouvé leur efficacité ? Statistiques à l’appui, même les services de l’Etat semblent en douter.
Eric Marboutin, chef du projet Loup-Lynx à l’ONCFS, calcule :
« L’impact des tirs est avant tout fonction du nombre de ceux réalisés. Le prélèvement maximal possible sur la période juin 2014-juin 2015 est fixé à 36 animaux. S’ils sont tous tués, nous évaluons à un risque statistique d’environ 37% d’induire une baisse de la population, et à un risque statistique d’environ 63% que la population soit stable ou en hausse l’année prochaine ».
Si les tirs ont l’avantage d’effaroucher un temps le « sublime animal » (pour citer Alfred de Vigny), sa chasse s’apparente plutôt à une partie de roulette russe.
D’abord, parce qu’il est impossible pour les agents chargés d’effectuer les tirs de prélèvement d’identifier l’animal responsable d’une attaque, qui n’hésitera d’ailleurs pas à la renouveler si le berger n’a pas davantage protégé son troupeau que lors du premier assaut.
Ensuite, parce que le « chasseur » ne peut pas déterminer le statut dans la meute de l’animal qui se présentera au bout de son fusil. Cet hasard de l’abattage peut justement avoir des conséquences contre-productives selon Pierre Athanaze de l’association ASPAS.
« Si c’est un dominant qui est tué, la meute déstructurée se rabattra d’autant plus sur les proies faciles des troupeaux domestiques, n’étant plus capable de s’organiser pour chasser le gibier sauvage ».
Un retour aux techniques ancestrales
Si le loup a été déclassé du statut d’espèce « menacée » à celui de « vulnérable », il n’en demeure pas moins protégé à l’échelle européenne par la convention de Berne de 1979 et la directive Habitat Faune Flore de 1992. Cela rend impossible une nouvelle éradication de l’espèce comme le réclament quelques éleveurs, les plus véhéments, souvent les mêmes qui rechignent à changer leurs habitudes de gestion du troupeau.
Car des techniques de pastoralisme existent pour limiter les risques d’attaques du prédateur dans les alpages et leur coût est en partie pris en charge par des programmes européens ou français. Pierre Athanaze de l’association ASPAS compare avec d’autres pays européens :
« Il faut utiliser le triptyque « enclos, chien de protection et présence humaine ». C’est ni plus ni moins que ce qui se faisait déjà avant l’éradication du loup et qui fonctionne très bien en Italie et en Espagne, des pays qui n’ont pas connu sa disparition ».
Mais ce qui paraît pourtant efficace sur le papier ne correspond pas forcément à la réalité du terrain. Le loup s’adapte, porte ses attaques de nuit ou dans les jours brumeux particulièrement nombreux cet été. Il tourne autour des parcs pour effrayer les troupeaux qui coucheront eux-mêmes les clôtures d’alpages.
Et les patous ? Ces chiens de défense du troupeau pyrénéens pourraient être une solution. Mais ils seraient parfois une source de problèmes pour les éleveurs. Christelle Guignard, l’éleveuse du Vercors a choisi de ne pas en avoir :
« Certaines mairies ne veulent même pas en entendre parler parce que les plaintes de randonneurs mordus s’accumulent. Ça pose problème pour le développement du tourisme et l’éleveur sera en plus le responsable légal de la morsure ».
Un collier qui envoie des SMS au berger
Si les techniques ancestrales ne sont pas infaillibles, n’y a-t-il pas de techniques plus modernes ? La presse agricole vante le mérite de la technologie. Des encarts publicitaires proposent des systèmes « effaroucheurs » sonores et lumineux qui se déclenchent automatiquement si le troupeau devient fébrile.
« Le berger n’est pas un ingénieur sons et lumières », ironise Cyril Escamez.
Il balaie d’un coup de son bâton l’efficacité de ces outils.
« Si ça effraye le loup, vous imaginez l’effet sur les moutons ! On monte dans nos quartiers de montagne à pieds, avec déjà sur le dos des filets d’1,10 mètre – bientôt 1,70 mètres – et les batteries pour les électrifier. En plus il faudrait qu’on prenne des projecteurs et des sonos, vous imaginez le poids ? »
Dernière trouvaille en date, un collier anti-loup qui remplace les pics d’antan par un boitier qui envoie des SMS au berger.
« C’est quoi après ? Les mines autour de l’enclos ? », surenchérit la propriétaire du troupeau, peu convaincue.
Et enfin, des écolos qui deviennent bergers
Seule mesure qui semble faire consensus : le retour de l’humain dans l’alpage. L’expansion du loup aura au moins eu l’avantage de renforcer la considération de la profession de berger. Ce processus avait déjà démarré dans les années 2000 avec l’arrivée de profils « citadins » dans la profession, débarquant avec des revendications sur les conditions de travail et une convention collective. Pour la première fois, une section CGT-Bergers a même vu le jour cet été en Isère.
Pour sortir du bras de fer et promouvoir la cohabitation, l’association de protection animale FERUS propose aux défenseurs du loup de participer à la surveillance des troupeaux en estives. Au cours de l’expérience, les stagiaires évoluent généralement sur leur position.
Elsa, étudiante en géographie a participé à un stage similaire en 2012 dans le Trièves isérois :
« En vivant les attaques successives et en ramassant les cadavres, j’ai pris conscience de la violence psychologique des attaques sur les éleveurs qui passent plusieurs années à construire un troupeau qui se termine en bain de sang. J’ai aussi compris qu’il y a des méthodes de gestion des troupeaux qui ont été perdus et que par conséquent les dégâts sont plus importants que ce qu’ils pourraient être.
J’ai travaillé avec deux troupeaux, l’un très mal géré – car la ferme était en totale débandade – l’autre bien mieux. Il y a eu 150 pertes dans un troupeau, zéro dans l’autre. Il y a donc un savoir-faire qui s’est perdu qui serait nécessaire de retrouver pour parvenir à la cohabitation ».
Les bergers qui accueillent des stagiaires ne sont généralement pas les plus virulents détracteurs du loup car ils s’inscrivent déjà dans la démarche de la confrontation des opinions. Aussi, beaucoup vivent mal d’être pointés du doigt par les pro-loups comme des ennemis de l’environnement alors que le pastoralisme est pour eux une activité durable par essence.
« Nous vivons cinq mois par an dans des cabanes sans électricité ni eau courante et cela fait des millénaires que nous exploitons une matière première sans jamais l’épuiser : l’herbe », témoigne Cyril Escamez.
Bruno Caraguel, directeur de la fédération des alpages de l’Isère, tente de voir un circuit positif voir le jour :
« La prédation a remué le milieu. Les écolos deviennent aides-berger, les bergers voient leurs situation s’améliorer et les éleveurs se sont mis à voyager pour comparer les techniques ».
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