En 2001, Richard Linklater tournait un drôle de film d’animation en forme de rêverie documentaire et philosophique, Waking Life. Dans une des séquences, deux filles discutaient dans un café et l’une d’entre elles disait ceci :
«On pense à une image de soi bébé et on dit : « C’est moi. » Pour faire le lien entre cette image et ce que l’on est aujourd’hui, on doit inventer une histoire : « C’est moi quand j’avais un an ; plus tard, j’ai eu les cheveux longs, puis nous avons déménagé à Riverdale et me voilà ! » Il faut une histoire, une fiction pour créer cette connection entre nous et ce bébé, pour créer notre identité.»
2001, c’est le moment où Linklater commence à tourner Boyhood, qu’il achèvera douze ans plus tard ; impossible aujourd’hui de ne pas voir dans ce film unique et hors norme la mise en pratique de cette théorie de l’identité évoquée dans Waking Life.
Ces douze années — et les 165 minutes du film — c’est le temps nécessaire pour raccorder, par le biais d’une fiction, l’image du jeune Ellar Coltrane, gamin insouciant traversant les rues sur son vélo, de celle du même Coltrane, adolescent tout juste débarqué à l’université, regardant avec sa nouvelle copine un coucher de soleil.
Sans le travail patient consistant à filmer chaque année un bout de l’histoire racontée et voir ainsi la métamorphose physique du comédien et l’évolution psychologique du personnage, ces deux images n’auraient jamais pu se rejoindre ; jamais le spectateur n’aurait pu dire qu’il s’agissait de la même personne.
La vie de Mason : chapitres 1 à 12
Raconter l’histoire de Mason, de sa sœur (Lorelei Linklater, propre fille du cinéaste) et de ses parents tient donc, pour Linklater, de la collection de fragments assemblés par des ellipses que nulle signalétique ne vient expliciter à l’écran. Le temps s’écoule, se réfracte en une poignée de scènes, puis s’écoule à nouveau, et l’on voit petit à petit Mason sortir de l’enfance et entrer dans l’adolescence.
Comme s’il avait condensé en un seul film son autre projet au long cours — la trilogie des Before avec Julie Delpy et Ethan Hawke, ce dernier incarnant ici le père de Mason — Richard Linklater se pose en auteur qui décrirait avec minutie des instants décisifs pour recréer l’illusion d’une continuité temporelle et romanesque.
Pour cela, il laisse de côté toute forme de style et tout ce qui pourrait techniquement trahir son dispositif ; il faut avoir une foi énorme dans la matière cinématographique que l’on invente pour se mettre à ce point en retrait en tant que réalisateur, privilégiant le hasard et la beauté d’un geste — qui aurait très bien pu, accidentellement, ne jamais connaître de fin — sur son résultat à l’écran.
Cela ne fait que décupler l’émotion miraculeuse qui s’en dégage : il est rare de toucher du doigt à l’écran ce qui constitue la vérité d’une vie, ses aléas et ses cassures, ses moments de plénitude et ses instants de mélancolie.
On l’a dit, des époques traversées, Linklater ne garde que l’écume la plus identifiable par une mémoire collective : des tubes pop — d’Island in the Sun de Weezer à Deep Blue d’Arcade Fire — et les traces des événements politiques : guerre en Irak, réélection de Bush, campagne pour Obama…
Le destin de Mason se joue ainsi sur deux plans : celui, intime, d’une famille qui ne cesse de se reconstituer, et celle d’un pays qui au contraire se délite et se crispe — dans une scène, il va poser à la demande de son paternel une pancarte de soutien à Obama pour remplacer celle arrachée par leur voisin conservateur…
Des racines et des ailes
Linklater ne fait pourtant que suivre le programme annoncé dans Waking Life, se contentant d’enregistrer des changements en apparence anecdotiques : des coupes de cheveux — Mason semble faire le tour complet des possibilités en la matière — et des déménagements.
Mais chacun raccorde avec des bouleversements plus profonds : les revirements incessants de sa mère — Patricia Arquette, de nouveau dans un grand rôle au cinéma — en quête perpétuelle d’elle-même, s’en remettant à de mauvais maris — l’un alcoolique et abusif, l’autre violent avec ses enfants — cherchant son accomplissement personnel en reprenant ses études, puis en enseignant elle-même. Son père effectue le parcours inverse, daddy cool, progressiste et rock’n’roll qui s’embourgeoise en rejoignant une famille de Texans de la Bible Belt, fière de ses croyances et de ses fusils.
Le portrait de Mason est donc aussi portrait d’une décennie américaine, de ses contradictions et de ses espérances (déçues) ; tout cela se reflète comme un miroir sur le visage rêveur d’Ellar Coltrane à tous les âges de sa vie. Une tendresse radieuse émane de lui, bienveillance bouleversante dont l’acmé est atteinte lorsqu’il part bivouaquer un week-end au bord d’un lac avec son père ou lorsqu’il quitte pour de bon le domicile maternel pour voler de ses propres ailes, ultime déracinement d’un film qui ne parle que de ça.
À la fin, est-ce Mason ou Ellar que l’on regarde à l’écran ? La question importe peu : Linklater aura réussi son pari, celui de lui donner une «identité» indélébile aux yeux du spectateur.
Par Christophe Chabert sur petit-bulletin.fr.
Boyhood
De Richard Linklater (ÉU, 2h45) avec Ellar Coltrane, Patricia Arquette, Lorelei Linklater, Ethan Hawke…
Sortie le 23 juillet
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