La direction de la prospective et du dialogue public du Grand Lyon (oui, ça existe) s’est doté depuis décembre 2011 d’une très intéressante publication, M3 (disponible en ligne et au format papier gratuitement). Dans l’une de ses dernières livraisons, via un article consacré à redéfinir la part des riverains dans le partage des rues, elle m’a permis de découvrir l’architecte et urbaniste Nicolas Soulier et son livre Reconquérir les rues.
Le constat de l’urbaniste est clair : nous sommes devenus, du fait d’une sécurisation à outrance, les champions de la stérilisation des rues, ne produisant plus que des rues où nul n’a envie de vivre, de passer, de s’arrêter. Là où la sécurité ne l’a pas emporté, c’est la marchandisation qui l’a emporté. Non seulement nos villes sont devenues moches, mais nos rues aussi. Et nous aussi, par la même occasion.
La rue n’est pas à nous ?
Pas de bancs, pas de fleurs, pas de végétation, pas de couleurs, pas d’appropriation par les habitants, de moins en moins même…
« C’est la puissance publique qui fait la rue désormais » constate Nicolas Soulier.
La privatisation a réduit non seulement nos espaces de sociabilité, mais également nos espaces d’existence.
Cela me rappelle Les tyrannies de l’intimité de Richard Sennett qu’évoquait il y a longtemps Pierre Mounier (auteur du blog Homo Numericus), où ce dernier soulignait la même dés-appropriation de la rue en évoquant les caméras qui les surveillent :
« Autrement dit, la caméra de surveillance envoie un message politique clair aux citoyens : la rue n’est pas à vous ; elle est contrôlée par un pouvoir dont le siège est caché et ailleurs. Je sais pour avoir vécu plusieurs mois dans un quartier traditionnel et populaire d’une ville du Niger, que cette question y est traitée très différemment.
Là, la rue est constamment occupée par les riverains, les commerçants et même les petits vendeurs ambulants (les « tabliers »), et l’ensemble de ceux qui se trouvent là, se sentent co-responsables de ce qui s’y passe. J’ai souvent été témoin de bagarres entre jeunes immédiatement stoppées et sévèrement, par les adultes présents à ce moment, et qui n’étaient pas leurs parents.
Ici, nous avons besoin de caméras de surveillance parce que si une agression se déroule personne n’intervient. Est-ce parce que nous sommes lâches ? Pas seulement. Nous avons aussi intégré que la rue n’est pas à nous, que ce qui s’y déroule n’est pas notre affaire, que nous n’avons pas le droit d’y intervenir. »
Ne plus considérer le riverain comme une source de nuisance
La stérilisation des rues a eut bien plus d’impact qu’on ne le pense sur le vivre ensemble.
Alors comment faire marche arrière ou marche avant ? Comment changer de politique ? Sur quels leviers agir pour nous réapproprier la rue ?
Nicolas Soulier affirme dans Libération :
Depuis le haut : rendre possible / donner des marges de manoeuvre / faire confiance / accompagner / résoudre les conflits / aider à faire.
Un principe de base : ne pas faire pour les gens ce qu’ils peuvent faire, mais les encourager à être actifs, et le rendre possible. Considérer les riverains comme des ressources et non plus comme des gêneurs ou des sources de nuisances.
Depuis le bas : prendre conscience que la qualité de nos rues et de notre habitat, sa sécurité, dépend aussi de chacun de nous, les riverains. Accepter de ne pas tout déléguer à des services collectifs… Accepter de retrousser nos manches et de redevenir actifs, actifs devant chez nous, actifs dans nos déplacements, et contribuer ainsi, pas seulement par nos taxes mais en nature, au bien commun.
Nicolas Soulier nous propose une piste intéressante, même si elle n’est pas très concrète : « créer des rues où l’on voudrait vivre ». Cela signifie, modestement, créer des rues qui ne soient pas que minérales. Réouvrir les trottoirs à l’appropriation, enlever les voitures, permettre aux gens de se réapproprier cet espace…
Pourquoi pas un “1% sociabilité” dans les charges des immeubles ?
Mais concrètement comment faire ? Dégoudronner nos trottoirs ? Obliger que dans les PLU le frontage des immeubles soit mieux pris en compte (ce qui signifie aussi réfléchir aux entrées d’immeubles trop souvent clôturées…) ? Est-ce que cela suffira ? Ne risque-t-on pas de démultiplier les îlots d’abandons, ces micro-espaces décharges qui n’appartiennent à personne ?
Peut-on transformer nos rues en rues d’Amsterdam et y démultiplier les bancs privés mis à la disposition de tous, les terrasses mi-privées mi-publiques comme celles dont parlait Claire Gervais il y a peu ? Faut-il enfin envisager fermer plus de rues à la circulation automobile, pour les ouvrir, non pas à la marchandisation, comme le proposent trop souvent les rues piétonnes, mais aux Communs, au partage de l’espace public, à ce que nous pouvons en faire ensemble ?
Comment faire pour que ce type de politique ne soit pas seulement de la cosmétique, du design washing, du “on le fait un jour dans l’année et on l’oublie” comme les Parking Day ? Comment on fait, concrètement, pour arrêter ce mouvement de stérilisation qui se développe depuis 30 ans ?
Si on n’agit seulement par l’introduction de clauses dans les PLU, cela ne concernera que les rénovations et le nouveau bâti… Autant dire qu’il faudra des milliers d’années pour changer nos rues ! Pour avoir une action plus rapide et plus concrète, il va peut-être falloir imaginer autre chose. Et pourquoi pas, un “1% sociabilité” dans les charges des immeubles ? 1% des charges annuelles dédiées à la sociabilité de l’immeuble ou de la rue.
Pas pour faire une fête des voisins (quoi que), mais pour aménager la rue, la copropriété, la rendre plus agréable, plus sociale : création d’un espace collectif pour garer les vélos, pour un barbecue d’extérieur, achat d’un banc pour mettre devant l’immeuble, plantation d’une frondaison… Aux habitants de décider. Pour les inviter à décider autre chose qu’à mettre des grilles et des digicodes aux portes de leurs immeubles. Bon, pas sûr que cela suffise, hélas.
Donner son nom à Lyon
Mais à terme, ce que nous condamnons, c’est non seulement notre sociabilité, mais plus encore notre identité elle-même, comme le dit Gilbert Vaudey dans son ouvrage Le Nom de Lyon :
Dans ses Traboules de Lyon, René Dejean a scrupuleusement dressé l’inventaire de quelque trois cent quinze d’entre elles.
Il faut pourtant en faire l’aveu : la carte qu’une telle liste invite à dresser ressemble aujourd’hui à celle d’un trésor confisqué.Ce qui subsiste des passages, aussi notable que cela puisse encore paraître, ne constitue plus que la partie visible d’un domaine devenu interdit.
Exaltés en raison de leur raréfaction, ils n’ont cessé de subir l’affaiblissement de leur fonction au profit de la publicité faite à une image.
Rénovation et peur sécuritaire aidant, une génération aura suffi pour voir condamner la majorité d’entre eux.
Sauf heureuse négligence, ils n’ont sans doute d’autre avenir prévisible que d’être livrés au tourisme ou fermés. (…)
En guère plus d’une trentaine d’années, Lyon a laissé condamner les trois-quarts, au bas mot, de ses traboules.
Alors, on fait quoi ?
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