C’est la soirée « The World is mine » sur le campus d’un quelconque HEC français : des petits clans se sont formés en fonction de leurs centres d’intérêts, les garçons draguent les filles, la techno emplit les enceintes… Soudain, les premières notes des Lacs du Connemara démarrent : les visages, déformés par l’alcool et la fatigue, entonnent en chœur les paroles, et cette noble élite de la nation se métamorphose en monstres primitifs échappés d’une toile de Jérôme Bosch.
À part, trois spécimens observent ce spectacle fascinant et effrayant, digne des chairs se trémoussant au ralenti au début de Spring Breakers ou des traders en rut du Loup de Wall Street : Dan, le juif timide, Louis, le bourge cynique et Kelly, la prolo ayant réussi à prendre l’ascenseur social. Ce ne sont ni des anarchistes, ni de dangereux gauchistes : juste des outsiders ayant choisi de regarder avec distance ce monde-là pour en utiliser les règles afin de lui faire les poches. Pour eux, le marché ne connaît pas de limite et s’applique à tout, et surtout à la sexualité et à la valeur des corps.
Market breakers
Cette thèse, digne de Houellebecq — dont un bouquin est cadré au détour d’une étagère — conduira donc à un campus movie pervers où le trio infernal montera un réseau de prostitution, allant recruter les filles parmi les travailleuses précaires — dont une distributrice de journaux gratuits — pour les offrir à ces gosses de riches. Ce que Kim Chapiron traque, c’est la culture de l’immédiateté qui gouverne une certaine jeunesse de droite, ses réflexes de classe, son culte de l’argent-roi et de la compétition. Mais plutôt que de le faire à travers un point de vue surplombant et moralisateur, il s’y immerge, en reproduit les moments-clés, en épouse la santé et l’humour.
Pas de doute cependant sur la visée de ce détournement verhoevenien ravageur : un slow se fait sur du Carla Bruni, une black est immédiatement surnommée Nafissatou et le dirlo de l’école est en contact téléphonique direct avec Le Monde pour déminer le scandale. Aucune haine dans le regard de Chapiron sur ses personnages, mais la fascination de l’ex-adolescent découvrant la génération qui le suit, ses rites et ses codes, et en éprouve autant d’«amour» que de «violence». C’est ce que chante Sébastien Tellier — autre grand fan de Verhoeven — à la fin, et cela résume parfaitement ce film assez impressionnant.
La Crème de la crème
De Kim Chapiron (Fr, 1h30) avec Alice Isaaz, Thomas Blumenthal, Jean-Baptiste Lafarge…
Par Christophe Chabert sur petit-bulletin.fr.
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