Depuis plus de vingt ans, le couple de sociologues oppose les privilégiés de la société française et ceux qu’elle a tendance à laisser de côté. Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon ont principalement « les bourgeois » en ligne de mire. Nous les avons rencontrés pendant leur marathon lyonnais du week-end : les « Pinçon-Charlot » étaient les invités de la Fête du livre de Bron ce samedi et tenaient une conférence la veille à la bibliothèque de la Part-Dieu, suite à laquelle il se sont pliés à une séance de dédicace organisée à la librairie Le Bal des Ardents. Leur dernier ouvrage des, « La Violence des Riches – Chronique d’une immense casse sociale » (aux éditions La Découverte) analyse la « violence de classe » produite par un adversaire qui, pour eux, est loin de ne pas avoir de visage.
Monique Pinçon-Charlot : L’échelle de Lyon est trop grande. Il faudrait voir ce qui se passe au niveau des arrondissements, pour voir si dans le 6è, ou à Ainay (dans le 2è, ndlr), on continue à voter centriste. A mon avis non. Ce n’est pas dans la composition socio-professionnelle finale de l’ensemble de Lyon qu’on doit trouver la réponse à un vote plutôt centriste. Il faut regarder bureau de vote par bureau de vote pour voir réellement le vote de classe, mais je serais surprise que les grands bourgeois lyonnais ne votent pas UMP, comme à Neuilly, ou dans le 7è arrondissement parisien.
Rue89Lyon : Le projet de Métropole de Lyon porté par Gérard Collomb et Michel Mercier fait l’actualité. Est-ce qu’il est possible de l’interpréter comme un nouvel échelon de ce que vous appelez la violence des riches ?
M. P.-C. : Une métropole, un agrandissement de la ville aux niveaux administratifs, politiques, gestionnaire, ce n’est pas forcément mauvais en soi. Reste à savoir comment cela va être géré, qui va le gérer et pour quels intérêts. Est-ce que ça va être, comme vous le soupçonnez, comme pour le Grand Paris, pour l’intérêt des financiers, des grandes entreprises, ou bien pour l’intérêt des familles populaires ? Et, je vous rassure tout de suite, pour la métropole lyonnaise, cela va se passer exactement comme cela s’est passé pour le Grand Paris.
Rue89 Lyon : Comment se traduit à l’échelle d’une ville ce que vous appelez «la violence des riches» et particulièrement à Lyon?
M. P.-C. : La violence des riches à l’échelle d’une ville comme Lyon est facilement identifiable, puisque cela s’inscrit dans l’espace urbain de façon très visible. Il y a de très beaux quartiers à Lyon, des quartiers anciens comme sur la Presqu’île, à Ainay, ou d’autres beaucoup plus récents aux environs du Parc de la Tête d’Or. Et quand on part vers les grandes cités de Villeurbanne ou de Bron, on voit la façon dont les catégories les plus modestes sont reléguées par rapport aux richesses du centre, et ont des valeurs d’usage d’habitat profondément différentes de l’habitat qu’on peut voir boulevard des Belges.
Rue89Lyon : Est-ce la seule façon ou la plus évidente?
M. P.-C. : Après la ségrégation spatiale, il y a forcément d’autres formes de violence qui se marquent dans les corps. On voit que les corps des habitants des beaux quartiers ne sont pas les mêmes que les corps des couches les plus défavorisées. Cela se conjugue avec un niveau d’équipement différent, de façon cumulative.
Rue89Lyon : Les conclusions de vos travaux sur les bourgeois parisiens sont-elles applicables à leurs homologues lyonnais ?
Michel Pinçon : Les grands bourgeois lyonnais sont très proches des grands bourgeois parisiens, je crois. Le patrimoine est important dans la position de classe, mais il n’y a pas que cela. Un grand bourgeois lyonnais, bordelais ou strasbourgeois, ou même de villes plus petites, peut appartenir à la « bonne bourgeoisie » sur la base de l’éducation, même s’il n’ pas un patrimoine très important. Il y a d’autres dimensions à la richesse que pécuniaire : la richesse culturelle, sociale. La richesse sociale, c’est le système de relations, et un grand bourgeois lyonnais va avoir un système de relations plus implanté au niveau local que national, contrairement à son homologue parisien. C’est ça qui le positionne dans la bourgeoisie.
M. P.-C. : Il y a une hiérarchie dans la classe dominante. En France, nous sommes dans un système très centralisé, très jacobin. La bourgeoisie parisienne est, symboliquement mais aussi économiquement, culturellement et socialement, supérieure aux bourgeoisies de province : il y a un système de dominants/dominés à l’intérieur même de cette classe-là.
Rue89Lyon : Est-ce que le phénomène de gentrification relève de cette «violence des riches», ou alors est-ce un signe de développement pour une ville ?
M. P.-C. : La gentrification est une violence surtout pour les catégories les plus pauvres, qui voient leurs anciens quartiers appropriés par des jeunes aux revenus élevés issus des secteurs de l’activité économique et sociale très en phase, comme les nouvelles technologies, le design, la mode, l’architecture… La violence tient dans la ré-appropriation de l’espace entier : les usines, les maisons, même les espaces publics. Christophe Guilluy, géographe, a écrit des choses très intéressantes sur ce sujet. Les quartiers boboïsés sont très vivants, c’est sympa, il y a plein de bistrots, comme autrefois tout est écrit à la craie.
M.P. : Mais ce n’est pas une violence des plus riches, car ce ne sont pas eux qui sont à l’origine de la gentrification. A Paris ou en province, c’est le même processus : ce ne sont pas les plus fortunés qui vont occuper des logements dans le quartier du Faubourg Saint-Antoine. Ce ne sont d’ailleurs pas d’anciens logements, mais des ateliers transformés en logements. Dans ces quartiers, il y a une éviction des catégories populaires, et un phénomène d’imposition d’un mode de vie par la présence de nouvelles populations, qui fait que les catégories les plus modestes finissent par partir. Parce que c’est trop cher, parce qu’il n’y a plus de commerces pour eux, parce que les bistrots n’ont plus la même allure et la même clientèle. Il y a une ré-appropriation par des classes moyennes avec un bon revenu, qui investissent ces vieux quartiers. Mais ce ne sont pas les bourgeois, eux, ils sont dans leurs beaux quartiers, ils y restent. Au fond, ils ne sont pas tellement plus nombreux d’années en années, ils ne sont pas contraints d’aller trouver des résidences ailleurs que dans le 8è arrondissement parisien ou le 16è.
Rue89Lyon : Estimez-vous qu’il y a de la part des grands bourgeois une certaine volonté de protection de leurs espaces de vie ? Cette volonté est-elle perceptible ?
M. P.-C. : Les grands bourgeois sont même mobilisés contre les classes plus populaires qui voudraient investir leurs milieux de vie. Mais c’est en général des manoeuvres insidieuses, comme par exemple à la villa Montmorency dans le 16è arrondissement à Paris. C’est là où habitent Carla Bruni, Bolloré, Lagardère et beaucoup d’autres. Vous pouvez acheter là-bas si vous êtes un grand gagnant du Loto, et encore…
M.P. : Il y a un accord entre les propriétaires de la Villa Montmorency et une agence immobilière, qui a un monopole de fait sur les transactions foncières des propriétés. Les propriétaires peuvent donc exercer une pression sur l’agence s’ils ne veulent pas que le bien soit vendu à une personne donnée.
M. P.-C. : Mais il peut y avoir des actions plus brutales comme la mobilisation des habitants de cette villa ou d’autres quartiers bourgeois contre l’implantation de logements sociaux. Là, ils n’hésitent pas, ils créent des associations et font des recours. Et puis, il y a la violence symbolique souvent mentionnée dans notre ouvrage : pour des gens modestes, habiter Neuilly-sur-Seine ou le 16è arrondissement n’est pas toujours facile, car ils sont sans cesse dans une posture de timidité sociale. C’est un ensemble de facteurs, certains sont durs, et d’autres sont beaucoup plus insidieux mais tout aussi efficaces. C’est l’ensemble de ces formes de violences qui font que l’entre-soi oligarchique est extrêmement bien préservé.
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