C’est la crise donc. Comme si celle-ci était unique, économique et financière, et ses solutions elles-mêmes gestionnaires. Ce cercle imposé écrase bien des perspectives. Les sciences humaines et la littérature nous invitent elles à penser qu’il y a des crises au pluriel et qu’elles touchent au plus profond de la conscience individuelle, aux questionnements les plus intimes.
La bourse broie du noir, mais c’est plus sourdement l’être humain qui vacille et se craquelle.
« Les grandes poussées soudaines qui viennent ou semblent venir du dehors, celles dont on se souvient, auxquelles on attribue la responsabilité des choses […] n’ont pas d’effet qui se voit tout de suite. Il existe des coups d’une autre espèce, qui viennent du dedans – qu’on ne sent que lorsqu’il est trop tard pour y faire quoi que ce soit, et qu’on s’aperçoit que dans une certaine mesure on ne sera plus jamais le même », écrivait F. Scott Fitzgerald dans La Fêlure.
S’emparant de Fitzgerald et d’autres auteurs américains, le philosophe Gilles Deleuze a défendu le roman comme « affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue ».
Dans les années 90, il reprochait beaucoup à la littérature française son narcissisme et son oubli du réel, sa façon de se réfugier dans l’imaginaire ou le symbolique. Comme si la ligne de fuite n’était chez elle qu’une simplette fuite de la réalité.
Retour du refoulé : le réel
Plusieurs romans français parus récemment renouent pourtant avec ce fameux réel, n’en déplaise à Deleuze. La crise existentielle, les fêlures des personnages y résonnent directement avec l’état politique et économique du monde.
Dans l’un des grands livres de la rentrée, Les Renards pâles de Yannick Haenel, le narrateur, bien qu’en rupture de ban, ne se replie ainsi ni sur des îles lointaines ni dans une bulle égoïste : il s’établit dans un « intervalle » autant social qu’existentiel, dans des interstices, noue des liens affectifs et politiques avec ceux qui, comme lui, tordent le cou à l’univocité du réel, aux normes établies, aux discours dominants.
En choisissant d’intituler sa 28è édition « Plan B », la Fête du Livre de Bron prend acte de cette littérature française contemporaine (bien que représentée chaque année, la production étrangère reste minoritaire), traçant des itinéraires bis, des chemins parallèles, qu’ils soient de révolte collective et/ou individuelle.
Parmi les dizaines d’auteurs invités, entre autres alternatives, Gilles Vaudey (Le Nom de Lyon) propose une nouvelle manière d’arpenter Lyon, Thomas Clerc (Intérieurs) part de la description la plus minutieuse de son appartement pour s’ouvrir au monde, Loïc Merle (L’Esprit de l’ivresse) décrit les effets de la révolte au plus près des corps et des affects, Philippe Vasset (La Conjuration) imagine une secte piratant les zones urbaines interdites et sous surveillance…
Gilbert Vaudey – Le nom de Lyon par Librairie_Mollat
Même la psychanalyse, sous la plume de Michel Gribinski (Qu’est-ce qu’une place ?), insiste sur ce sentiment de presque chacun de ne pas être à sa place et sur l’essentiel clivage de l’être désirant.
Un roman emblématique
Aurélien Moreau, quant à lui, est un «normopathe», soit un personnage tellement normal qu’il en devient pathologique, «monstrueusement» lisse et adapté aux règles sociales. S’accrochant à ces dernières, il se défend à la fois de ses propres troubles et désirs personnels et des crises et des remous du monde extérieur.
«Oui, j’ai fait ce qu’il y avait à faire explique le personnage-narrateur. Sans trop y penser et sans même le décider. J’ai accumulé papiers, diplômes, normalité, dates, échelons. En famille, j’ai vécu du mamelon. Accepté la bouillie, porté des couches puis pratiqué le pot.
J’ai rampé puis marché, fréquentant l’école par devoir comme plus tard le bureau. […] Autres lieux, autres papiers, j’ai été baptisé. J’ai trotté en robe blanche vers la confirmation et la communion solennelle. Je suis inscrit dans tous les registres jusqu’au mariage. Tant de l’église que de la mairie, à dire vrai, je n’attends plus que mon certificat de décès».
Cette vie blanche décrite par Tatiana Arfel dans son troisième roman (La Deuxième Vie d’Aurélien Moreau), aux échos absurdes de L’Etranger de Camus mais actualisés à notre époque (Aurélien est directeur adjoint d’une entreprise produisant des systèmes d’alarme, habite une résidence huppée ultra-sécurisée, etc.), va peu à peu basculer, prendre des couleurs. Et là encore, ce sont les coups de semonce de «la crise», de délocalisations iniques, qui déchireront la cotte de mailles d’Aurélien Moreau.
A travers un personnage certes un peu caricatural, mais une écriture forte, singulière et pleine d’humour, Tatiana Arfel tend un miroir où, peu ou prou, chacun trouvera une facette de soi. Et, bien vite, l’urgence de s’inventer un plan B !
28e Fête du livre de Bron
A l’Hippodrome de Parilly, du vendredi 14 au dimanche 16 février
Par Jean-Emmanuel Denave, sur petit-bulletin.fr.
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